Oran

Deuxième ville d’Algérie, Oran [Wahrân en berbère] arbore un paysage urbain dont le cadre physique est resté récalcitrant aux renouvellements vécus par la société algérienne depuis l’accès du pays à l’indépendance en 1962. En ce début de XXIe siècle, la ville présente deux caractéristiques majeures. D’une part, les traits socio-culturels de sa population ont profondément changé au point que sa composition sociale est méconnaissable. D’autre part, la ville a littéralement explosé sous le coup d’une croissance démographique sans précédent, laissant des lambeaux de quartiers épars et mutilés cherchant leur place et leur contribution à un espace urbain en constante recomposition et où la planification reste malheureusement en souffrance.

Un héritage andalou

Tour à tour comptoir, forteresse et place commerciale à l’interface du Maghreb et de l’Europe, Oran est avant tout un port conforté par un arrière-pays riche de ressources agricoles et minières. Un peu plus à l’ouest, son acolyte militaire Mers el-Kébir offrait un mouillage mieux protégé mais manquant cruellement d’eau potable. Le massif marno-diatomitique qui découpe la côte, nommé Aïdour par les arabes et Murdjadjo par les Turcs, est couronné par une colline culminant à près de 500 m et appelée Santa-Cruz par les Espagnols. Elle offre à la ville un symbole qui sert de point de repère aux voyageurs. Ce massif devait orienter résolument l’urbanisation selon un quart de cercle en direction du sud-est. Blottie au pied de ce promontoire qui isole les deux ports par une corniche fortifiée, Oran offre une large rade et un plateau s’émancipant de la bande littorale pour s’enliser rapidement dans de vastes sebkhas typiques du climat semi-aride aux pluies capricieuses de la région. Pendant algérien de Gibraltar, Tanger, Ceuta et Melilla par sa position stratégique en Méditerranée, la ville a toujours été l’objet des convoitises de multiples conquérants qui n’ont cessé de s’y succéder depuis l’Antiquité. Mais c’est surtout de la culture arabo-andalouse que s’imprègne l’ambiance qui persiste à y régner malgré les aléas de l’histoire. Surnommée « la Joyeuse » [el-Bâhia], ses traits de caractère allient une désinvolture un peu arrogante jalonnée d’enthousiasmes juvéniles à de soudaines passions colériques. Le côté supposé avenant de sa gente féminine et l’humour un peu salace dont le raï – à l’instar des Lili Boniche et autres Reinette-l’Oranaise – témoigne à l’envi lui valent une réputation de légèreté coupable. Mais ses inconstances cachent mal la sourde aspiration à la liberté et une volonté d’émancipation faites d’un doux mélange de rancœurs, d’envies et d’espoirs sur la toile de fond ordinaire d’une quotidienneté plutôt banale tempérée par un accès aisé aux plages des environs.

Urbanisation de la période coloniale
et modernisation parcimonieuse

Le noyau initial de la ville apparaît au xe siècle en se nichant sur les bords du ravin Raz el-Aïn, pour aboutir au quartier de la Marine à proximité du port de pêche. Il réunit les principaux vestiges archéologiques de sa fondation par des marchands andalous-maures, puis des Espagnols à partir de 1509, ainsi que des traces de la présence ottomane. La vieille Oran El-Bahia accueillit tout naturellement, à partir de 1831, les premiers équipements de la colonisation française avant d’être progressivement délaissée à la fin du XIXe siècle au profit du plateau de Kargentah qui la surplombe à l’est. La ville basse et son quartier de Sidi El-Houari sont aujourd’hui en ruine pour avoir été désertés par la plupart des habitants et négligés par les pouvoirs publics, malgré les invocations aux origines proprement indigènes de l’héritage culturel de la cité. La nouvelle assiette foncière de ce qui allait devenir la ville haute offrait plus de confort, d’aisance et de salubrité propices à la construction d’une ville moderne, véritable vitrine de la France coloniale. Les casernes gagnèrent du terrain et une ville avant tout européenne, aussi bien par sa physionomie que par son peuplement, s’édifie. Celle-ci arbora ainsi fièrement une architecture qui s’enorgueillit de dominer une population indigène injustement négligée et longtemps reléguée aux marges de la cité. Militaires, sociétés immobilières, affairistes, négociants, commerçants et spéculateurs disputèrent aux ingénieurs, hygiénistes et autres urbanistes œuvrant à l’ombre des pouvoirs publics les prérogatives de la fabrique d’une ville de facture européenne représentative de la progression exemplaire de conquêtes territoriales exotiques. Aussi belle par son architecture qu’originale par sa monumentalité et les vues paysagères qu’elle offre, Oran tend à tourner le dos aux quelques beaux restes désespérément décrépis de cette ville coloniale, moribonde depuis le départ en masse des Européens. Malgré de multiples débordements, la planification menée sous l’égide des édiles par des personnages comme Émile Cayla ou les frères Danger a durablement marqué la structure urbaine de ce territoire. Entravées à l’ouest par les montagnes, au sud par la grande sebkha et bloquées au nord par la mer, les extensions récentes grignotent les terres agricoles jusqu’au complexe pétrolier d’Arzew, en ajoutant des anneaux concentriques accrochés aux rocades successives. Depuis l’indépendance, le pays a procédé à la construction prioritaire et donc massive, mais extensive et désordonnée, de logements qui s’est malheureusement faite au détriment de la maîtrise de la morphologie urbaine, de l’embellissement de l’espace public, des plantations, de la préservation des terres agricoles et du respect de l’environnement.

Rupture, désertion et transformation sociale

Oran fut la ville la plus européenne du Maghreb. La bourgade initiale peuplée de quelques centaines de musulmans d’origine arabe ou berbère, d’israélites et de quelques janissaires a surtout accueilli au départ des migrants venus essentiellement d’Espagne ou de Mahon (Baléares). Elle ne comptait guère que 10 000 habitants lors de la conquête française en 1830. Terre de conquête, d’accueil et de refuge, Oran devint rapidement une ville cosmopolite à dominante européenne qui atteignit 150 000 habitants au début des années 1930 et environ 200 000 en 1960. Les Français y tenaient le haut du pavé avec des fonctionnaires, que la mobilité amenait à Oran, et des migrants originaires de diverses provinces (Bretons, Alsaciens-Lorrains, Corses). Et si les populations d’autres nationalités ou issues d’autres pays sont en quantité non négligeable, les indigènes musulmans ne dépassèrent jamais 25 % de la population totale de la ville. La croissance considérable des activités viticoles ainsi que le développement des activités portuaires et du réseau ferroviaire donnèrent à Oran l’allure d’une capitale de l’Ouest algérien en étroite relation avec le Maroc.

La guerre d’indépendance vit la population rurale de la région venir grossir les faubourgs et modifier la morphologie de la ville, aussi bien avec l’apparition des cités prévues par le Plan de Constantine à partir de 1958 qu’avec une urbanisation plus débridée se soldant par une densification du bâti existant et l’apparition de cantonnements, cités de recasement et bidonvilles. À la fin d’une guerre qui ne dit jamais son nom, la ville devint le théâtre d’affrontements meurtriers entre des Européens attachés à l’Algérie française, excités par les activistes ultras de l’Organisation de l’armée secrète, et une masse musulmane nationaliste plus ou moins bien encadrée par le Front de libération nationale, mais surtout prise entre deux feux et de plus en plus démunie. Véritable champ de bataille, le parc immobilier fut brutalement abandonné en juillet 1962 par la presque totalité des Européens rapatriés dans leurs métropoles d’origine ou réfugiés en Espagne. Il fit l’objet d’une appropriation pour le moins désordonnée par la population musulmane accédant de fait à un nouveau statut national en même temps qu’à un espace qui ne lui était pas vraiment destiné. Les biens ainsi rendus « vacants » et considérés comme tels par le nouveau gouvernement furent bien évidemment en nombre insuffisant pour accueillir cette population caractérisée par sa soif de confort moderne et, par ailleurs, en très forte progression démographique.

Par conséquent, la ville a brutalement basculé d’une urbanité arrogante à une triste décrépitude due notamment à un afflux massif de ruraux mal à l’aise dans un territoire qui leur était largement inconnu. Elle n’a cessé de croître avec l’accentuation de l’exode rural depuis l’indépendance au point que l’agglomération atteint actuellement près d’un million et demi d’habitants pour une aire urbaine de 2 114 km². Après une fin de XXe siècle consacrée à la construction massive de grands ensembles de logements pour tenter de répondre honorablement à la demande, mais caractérisée aussi par le développement de l’occupation irrégulière des terres agricoles et des zones maraîchères à la périphérie immédiate de la ville ou des villages de la campagne environnante, la tendance est maintenant à la redistribution de la population sur un territoire ressemblant à une mosaïque disloquée qu’on tente de restructurer par de nouveaux grands équipements. Le patrimoine architectural et urbain de la période coloniale reste menacé par le manque de moyens ou d’intérêt de la part des habitants – qu’ils soient propriétaires ou locataires –, la malveillance, l’incurie ou l’incompétence des agents des services publics. Il faut surtout comprendre que le noyau urbain ancien souffre d’un engorgement dû à une multiplication inattendue du nombre de voitures que ne pallient ni le développement récent d’un réseau de transports publics collectifs, ni une improbable réduction des migrations alternantes si l’on en juge le zonage et les ségrégations fonctionnelles qui caractérisent la planification urbaine du pays. Si certains dénoncent un enlaidissement manifeste de la ville, d’autres semblent se satisfaire d’un désordre leur permettant d’investir dans l’immobilier. En accédant à la propriété d’un espace domestique qui les protège de l’adversité, des classes moyennes encore embryonnaires commencent à réaliser que cette croissance urbaine s’est faite au détriment d’un espace public largement sacrifié faute de réel statut dans une urbanité encore balbutiante.

Pendant la « décennie noire » des années 1990, Oran ne fut pas épargnée par le terrorisme qui voulut imposer sauvagement sa loi, mais sa population a su ruser avec la fatalité en continuant à garder espoir et à tenter de jouir de ce que la vie offre de meilleur dans l’ombre portée de ses rodomontades habituelles. Toujours dynamique avec parcimonie en faisant semblant d’être assoupie, elle préfère vivre de façon débridée plutôt que de céder du terrain au paisible bonheur de la routine.


Auteur·e·s

Frey Jean-Pierre, architecte/sociologue, École d’urbanisme de Paris


Citer la notice

Frey Jean-Pierre, « Oran », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/oran/