Villes nouvelles

À partir de la fin des années 1970, l’idéologie urbanistique et politique de la ville nouvelle se diffuse de façon significative au Maghreb et au Moyen-Orient. Les États de la région optent en nombre pour des politiques dites « des villes nouvelles ». Depuis une quinzaine d’années, ce mot-valise est devenu un buzzword de l’aménagement. Le caractère polysémique et les déformations sémantiques engendrées par des réappropriations diverses selon les pays imposent d’en borner la définition. Deux grandes significations sont à retenir. La première relève de la « villeneuve » proposée par Jacques Berque, à savoir les villes nouvelles produites durant la période coloniale. La seconde s’intéresse à la catégorie des villes nouvelles postcoloniales, réalisées dans le cadre de politiques volontaristes, au moins en apparence, d’aménagement du territoire et visant à la création d’entités urbaines autonomes. Cela exclut les villes-champignons ou les villes à vocation minière, industrielle ou touristique.

La ville nouvelle coloniale

Ville nouvelle coloniale, ville coloniale, ville européenne, quartier colonial : ces appellations, aux nuances évidentes, sont fréquemment employées pour désigner des espaces urbanisés résultant de l’action de puissances étrangères à partir du début du XXe siècle. C’est essentiellement au Maghreb, et plus encore au Maroc, que la notion de ville nouvelle prévaut, dans la mesure où l’action urbaine coloniale est clairement énoncée en ces termes, à l’échelle de la ville et non plus d’un quartier.

La notion de quartier colonial s’adapte aux contextes algérien et tunisien pour définir les aménagements urbains réalisés par l’occupant. Sur un mode sécuritaire, juxtaposée à la médina, l’appropriation impérialiste de l’espace urbain est contrastée. Avec ses percées en trident, le rocher de Constantine constitue un cas d’école. Le tracé rectiligne remplace la courbe et places et bâtiments monumentaux sont édifiés. Il en est autrement en Tunisie où le bâti a été mieux préservé. Des quartiers ont été aménagés dans ce qui constituait alors les périphéries de Tunis : Franceville, depuis renommée El Omrane, en est une illustration.

Au Maroc, le modèle diffère même si les valeurs de l’hygiénisme, de la « nature en ville » et du fonctionnalisme en sont aussi les bases. Il tient compte des héritages et du contexte local, mais instaure également des zones non aedificandi entre la ville des colons et celle des autochtones. La préservation des cultures locales est habilement mise en avant par les protagonistes coloniaux pour expliquer la mise à l’écart des « indigènes ». Les cas de Fès Jdid ou du Guéliz à Marrakech en sont des exemples emblématiques. L’urbanisme colonial au Maroc se veut progressiste et trois principes garantiraient sa rationalité : le zonage, une voirie large et structurante ainsi que l’implantation d’espaces « naturels ». La mise en plan des villes nouvelles serait le gage de leur modernité, étant entendu que la scientificité de la planification est indiscutable même si des acteurs locaux s’y sont opposés. Ici, en urbanisme comme en aménagement, l’expression « laboratoire colonial » prend son sens. L’urbanisme moderne français s’est fortement inspiré des réalisations menées au Maroc durant le protectorat.

La croissance urbaine a incorporé ces « villeneuves » aux métropoles. Les grandes et larges avenues plantées, les tracés orthogonaux, les architectures néo-mauresques, haussmanniennes ou Art-déco, les places et jardins permettent de les repérer. Elles constituent des centralités résidentielles, tertiaires, de loisirs, commerciales. Leur haute valeur foncière actuelle témoigne généralement de leur attractivité. Ce sont des espaces-ressources pour les grands projets tel le City Center à Fès ou le Carré Eden à Marrakech.

La ville nouvelle contemporaine

À la suite des indépendances, plusieurs États envisagent la réalisation de villes nouvelles, voire de nouvelles capitales. Néanmoins, il faut attendre la fin des années 1970 pour qu’une première expérience soit réalisée.

Avec le Greater Cairo Plan de 1977, l’Égypte initie une politique de villes nouvelles dans les périphéries du Caire. Elle est justifiée par la saturation de la ville-centre, la croissance démographique à venir, résultant notamment de l’exode rural brandi comme une menace – qui sera, en réalité, relative. Douze entités satellites sont retenues, dont Dix-de-Ramadan et Six-Octobre, premières villes à s’édifier. Selon le même argumentaire, deux autres vagues successives de villes nouvelles suivront, dont celle des new settlements dans les années 1990. Les deux premières décennies ont été difficiles, en raison de leur sous-équipement, de la faiblesse de leurs ressources propres et de la lenteur de leur peuplement puisque, au tournant du XXIe siècle, 800 000 personnes y habitaient contre les 8 millions prévues. Cependant, à partir des années 2010, un réel engouement et l’ouverture de leur offre en logement à un plus large éventail social témoignent de l’attrait actuel des villes nouvelles égyptiennes même si, à une échelle plus fine, l’existence d’un entre-soi des classes sociales aisées et très aisées, au sein des compounds,est indéniable.

Approuvé en 1987, le Schéma national d’aménagement du territoire (SNAT) algérien identifie vingt-cinq projets pour répondre à l’un des dogmes de la pensée aménagiste d’alors : le rééquilibrage territorial. Crise financière oblige, il faudra attendre la relance du nouveau SNAT (2001) et la mise en place d’une législation ad hoc pour que cette politique soit effective. Ce dernier prévoit quatorze projets dont cinq promulgués par décret exécutif entre 2004 et 2007. Ils sont en cours de réalisation selon des stades variés. Ainsi, Boughezoul (Médéa) et Hassi Messaoud (wilaya d’Ouargla) restent davantage à l’état de plan que réalisés sur le terrain car les chantiers ont pris des années de retard. Quant à Sidi Abdellah (banlieue sud-ouest d’Alger), les objectifs annoncés sont loin d’être tenus en termes d’équipements ou de délais de réalisation. On peut noter quelques réussites, mais leur rareté les rendrait presque anecdotiques. Ali Mendjeli est devenue une centralité périphérique de Constantine, tant du point de vue commercial que tertiaire, et la ville nouvelle n’en reste pas moins marquée par des problèmes de gouvernance importants.

En 2004, en opposition avec les orientations d’aménagement du territoire, le gouvernement marocain engage pourtant une politique de villes nouvelles. En phase avec un contexte néo-libéral, inscrite dans un urbanisme de projet, celle-ci fait la part belle aux partenariats publics/privés avec des investisseurs de la promotion immobilière ainsi qu’à un marketing territorial débridé. Sur la dizaine de projets annoncés, quatre sont en cours de réalisation, situés dans les périphéries de Marrakech, Rabat, Casablanca et Tanger. Les plus développés, Tamesna et Tamansourt, s’apparentent à de nouvelles marges urbaines. Leur peuplement résulte pour l’essentiel de programmes de résorption d’habitat précaire. Les populations, déjà en position délicate, se retrouvent dans des situations résidentielles encore plus difficiles du fait de nouvelles dépenses, de pertes de revenus et d’un sous-équipement sensible au regard des aménités urbaines offertes par la ville-centre.

Malgré une appellation commune, les territorialités nationales et locales différencient ces politiques. Les villes nouvelles égyptiennes, algériennes ou marocaines ne sont pas similaires, que ce soit en termes de maîtrise d’ouvrage, de portage politique, de financement, de conception, de site géographique ou d’encadrement juridique. Néanmoins, elles présentent un point commun : leur concrétisation manifeste un écart béant entre, d’un côté, l’imaginaire des projets, idéalisé et véhiculé par le biais de leurs mises en images et, de l’autre, les réalités urbaines qu’elles donnent à vivre au quotidien. L’écart démographique significatif entre les projections et les effectifs de population réels est la preuve, parmi d’autres, de la faible attractivité de ces entités urbaines érigées ex nihilo. Elles offrent souvent un paysage quadrillé par de larges avenues, bordées par des logements identiques où prédominent les barres, ce qui interroge sur l’urbanité proposée aux habitants. On peut arguer que, avec ces programmes, des familles, qui n’y auraient pas eu accès autrement, ont obtenu des logements. Mince consolation, surtout lorsque l’on écoute les paroles du directeur d’une ville nouvelle marocaine : « Certains disent que nous construisons les bidonvilles de demain. »

Vers d’autres villes nouvelles ?

La ville nouvelle est l’un des modèles d’aménagement qui a été, et reste toujours, l’objet de circulations au Moyen-Orient et au Maghreb. Depuis la fin des années 2000 et jusqu’à très récemment, plusieurs États rejoignent les pionniers et initient à nouveau une telle politique avec des objectifs ou dans des contextes parfois différents.

La possibilité de villes nouvelles inédites peut s’entendre au sens d’une adaptation dudit concept au paradigme de la ville soutenable. Entrepris en 2007, le projet de Zenata, à proximité de Casablanca, est fondé selon une approche qualifiée d’« éco-conception » : le chantier retardé, il est difficile aujourd’hui de concrètement mesurer ses vertus écologiques. Masdar, proche d’Abu Dhabi, incarne un autre projet phare en matière de ville nouvelle durable, ne serait-ce que par son ultra-médiatisation.

En Tunisie, qui n’avait jamais retenu une telle option, un article du nouveau Code de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme et de la construction (2016) s’intitule « De la ville et de la ville nouvelle ». Il marque une mutation de la conception tunisienne de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme, mais aussi du concept lui-même. Le portage politique revient à la tutelle en charge de l’habitat et non à celle en charge de l’aménagement du territoire, comme c’est d’ailleurs le cas en Algérie et au Maroc.

En Égypte, le retour à l’autoritarisme marque celui des villes nouvelles dans le discours officiel. On notera le parallèle entre régime politique autoritaire et application du concept qui revêt ici pleinement sa dimension idéologique. Les discours du président Al-Sissi se réfèrent souvent aux nécessités d’aménagement du territoire du pays. Effets d’annonce ou véritable volontarisme politique, une multitude de méga-projets figure sur la « carte du futur » de l’Égypte : complexes touristiques, corridors routiers, aéroports et aussi… trois villes nouvelles, dont la nouvelle capitale administrative, en chantier depuis 2016 à l’est du Caire.

Le gigantisme des chiffres – qui vise à justifier et valoriser les projets – constitue une autre similitude entre ces politiques. Annoncé en 2017 au cours du « Davos du désert », NEOM – association du mot grec neo, « nouveau », et du mot arabe mostaqbal, « futur » – place l’Arabie saoudite parmi les États les plus démiurges. Situé sur le littoral de la mer Rouge, ce projet d’urbanisation volontaire devrait occuper 25 000 km2 – 250 fois la superficie de Paris – et son coût s’élèverait à 500 milliards de dollars. Le modèle tiendrait autant de la smart que de la sustainable city : circulation en taxi-drone, alimentation via des fermes urbaines verticales, etc. Si des groupes privés transnationaux sont intéressés pour investir, NEOM n’en reste encore qu’au stade de projet. Par ailleurs, lorsque la planification est prévue à l’échelle régionale et réserve une vaste portion à des méga-zones franches économiques défiscalisées, s’agit-il encore d’une ville nouvelle ?

L’observateur de « villes nouvelles » dans la région ne peut qu’interroger l’absence patente de prise en compte des expériences étrangères ou géographiquement proches en la matière. De nombreux enseignements auraient pourtant pu en être retenus. La Tunisie ferait mieux d’apprécier les effets de cette politique chez ses voisins avant de se lancer dans une telle aventure qui pourrait être très coûteuse…


Auteur·e·s

Ballout Jean-Marie, géographe, Université Montpellier-III


Citer la notice

Ballout Jean-Marie, « Villes nouvelles », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/villes-nouvelles/