Depuis le milieu des années 1980, on assiste à un renouveau des travaux sur l’agriculture urbaine concernant aussi bien les pays du Nord que ceux du Sud. Ces recherches, désireuses de transcender de vieilles catégories d’analyse antagonistes que sont la ville et la campagne, portent un regard renouvelé sur leurs relations et sur l’agriculture urbaine. Cette dernière n’est désormais plus perçue comme une importation des ruraux peu enclins à s’adapter aux modes de vie urbains, mais comme une innovation. Dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient, comme ailleurs, l’agriculture urbaine répondrait aujourd’hui aux nouvelles exigences des citadins en matière d’alimentation, participerait de la ration alimentaire familiale des classes populaires, promouvrait les circuits courts et la ville durable. Pourtant, à peu près partout, l’agriculture urbaine recule devant l’urbanisation.
Les spécificités de l’agriculture urbaine
au Maghreb et au Moyen-Orient
La complémentarité ancienne, presque organique, entre ville et agriculture trouve dans l’oasis une figure emblématique. Ainsi, ce modèle, qui inspire également celui du jardin oriental, est au fondement de représentations paradisiaques de l’agriculture urbaine dans les villes du Maghreb et du Moyen-Orient (Gillot, 2006). Dans ce modèle, qui appartient pour beaucoup aujourd’hui à l’histoire et/ou au patrimoine, s’exprime l’importance cruciale de l’accès et de la maîtrise de l’eau dans le développement des cultures dans des villes pour la plupart soumises à un climat aride. De Damas à Khartoum, en passant par Le Caire, Bagdad et Sanaa, des jardins, mais surtout des cultures maraîchères et fruitières, se déploient depuis l’origine de ces villes, au gré des savoir-faire locaux en matière d’irrigation. Le besoin d’eau structure ainsi les villes et leurs agricultures. La vieille ville de Sanaa, organisée autour de la mosquée, du puits et de jardins clos, fournit un exemple de cette agriculture intra-urbaine ancienne. Damas illustre une agriculture périurbaine ayant bénéficié du génie hydraulique local, du fait de la symbiose entre la ville et l’oasis de la Ghouta à proximité de laquelle elle s’est développée (Gillot, 2006).
Les agricultures intra-urbaines et périurbaines des villes de la région s’inscrivent, historiquement et dans les imaginaires, dans un modèle construit en opposition aux marges désertiques et en symbiose avec la ville et tout ce qu’elle offre en termes de potentialités techniques de maîtrise d’une nature hostile à l’homme. C’est ce qui explique que les techniques d’irrigation, l’organisation sociale qui en découle ainsi que leur évolution constituent un point central de la littérature sur l’agriculture de ces villes. C’est également l’une des raisons pour laquelle le recours, en temps de crise économique ou de conflit, à une agriculture interstitielle qui serait l’apanage des citadins les plus vulnérables – telle qu’elle a pu être décrite en Afrique centrale ou, plus largement, dans les zones d’agriculture pluviale – est limité ici plus qu’ailleurs par l’accès à l’eau autant qu’au foncier. À Khartoum, qui constitue un archétype de la ville en crise, le repli sur des cultures d’autoconsommation n’a ainsi pu être observé que de manière marginale dans des familles de propriétaires fonciers souvent citadines de longue date, et non pas chez les populations migrantes (déplacées internes principalement) les plus précarisées (Franck, 2007).
À cette nécessité de l’irrigation s’ajoute une deuxième spécificité de l’agriculture urbaine dans ces villes, pour partie également liée aux conditions climatiques. L’environnement rural est encore souvent marqué par les activités pastorales et les élevages, qu’il s’agisse d’un petit élevage intra-urbain interstitiel et familial, ou d’exploitations spécialisées en zone périurbaine, bien représentées dans les villes de la région : au Caire par exemple, où les toits-terrasses des quartiers populaires peuvent accueillir ovins, animaux de basse-cour et pigeons (Piessat, 2018), et les périphéries de la capitale des élevages intensifs. À Khartoum, pas moins de 200 000 vaches laitières sont élevées en stabulation dans des quartiers spécialisés, formant une véritable ceinture laitière de la capitale soudanaise.
Quand les citadins transforment l’agriculture urbaine
Parallèlement au développement des conditions de transport, la croissance urbaine et les exigences quantitatives et qualitatives en matière alimentaire de citadins toujours plus nombreux font partout évoluer les modes de production et la nature des produits cultivés. Le développement de la restauration de rue et l’augmentation de la consommation de viande dans les villes, tout au moins pour les populations les plus aisées, favorisent le développement de nouveaux modes d’élevage intensifs en périphérie urbaine. Des élevages en batterie de poules et poulets, ainsi qu’un centre d’engraissement de bovins ont fait leur apparition à Khartoum. En Syrie, dans les villes intermédiaires telles que Homs et Hama, les pratiques agricoles, aujourd’hui bouleversées par le conflit et les périodes de siège, s’étaient auparavant transformées sous l’impact des innovations des agriculteurs en réponse aux nouvelles exigences citadines et à la pression foncière (Boissière, 2005). L’intérêt pour l’agriculture urbaine se lit aussi dans l’essor de projets de cultures maraîchères aux techniques ultra-modernes et coûteuses dans les villes du Golfe notamment (Lavergne, 2004), mais également au Caire où des citadins et des bailleurs internationaux innovent et soutiennent des initiatives de cultures hydroponiques (mode de production hors-sol) sur les toits des immeubles (Piessat, 2018).
Pourtant, ce dynamisme cache une situation bien plus contrastée. En effet, si l’agriculture urbaine a dorénavant intégré les normes internationales de développement qui vantent sa multifonctionnalité et sa participation au développement durable, elle fait face à des contraintes locales grandissantes. Tout d’abord, en matière alimentaire, les circuits courts et les produits bio peinent à constituer un réel marché de consommation dans les villes où l’insécurité alimentaire affecte encore une part importante des habitants, comme au Caire ou à Khartoum. Ensuite, les autorités officielles en charge de cette activité ne lui reconnaissent généralement qu’un rôle extrêmement marginal sur le plan productif, excluant le plus souvent ces activités des politiques de développement urbain ou agricole. Enfin, la question de la pollution de cette agriculture en lien avec la proximité de la ville et de ces effluents est de plus en plus souvent posée (dans la Ghouta de Damas par exemple). De la même manière, dans le cas de l’élevage, la proximité de la ville et les relations homme/animal sont largement remises en cause par les autorités qui tentent, pour des raisons d’hygiène et de santé publique, de le reléguer en périphérie urbaine – deux arguments émis par les autorités égyptiennes lors de la « crise des cochons » accusés, à tort, de transmettre la grippe porcine et tous abattus en mai 2009 (Florin, 2011). Et c’est, finalement, par le biais de considérations plutôt esthétiques, touristiques ou environnementales qu’alimentaires que l’agriculture urbaine rencontre le désir des citadins et intègre des projets d’aménagement urbain.
De l’invisibilisation du caractère productif de ces espaces à leur disparition ?
Dans le contexte d’urbanisation intense que connaissent les villes du Maghreb et du Moyen-Orient depuis plus d’une trentaine d’années, les espaces de maraîchage centraux, pour ceux qui résistent encore, attirent les citadins en mal d’îlots de verdure. Leur accès généralement non réglementé par opposition aux parcs urbains, souvent fermés et payants, renforce cet attrait (Gillot, 2006). À Khartoum, l’île agricole de Touti, située au cœur de la confluence du Nil Blanc et du Nil Bleu, est ainsi fréquentée en tant qu’espace de loisirs (pique-niques en famille, baignades, etc.), ce qui tend, paradoxalement, à invisibiliser son caractère agricole. Parallèlement, les citadins les plus aisés sont de plus en plus nombreux à acheter en périphérie urbaine des parcelles agricoles le long du Nil pour y bâtir des villas. Cette recherche en fin de semaine d’îlots de ruralité, qui n’est pas sans rappeler les habitudes citadines occidentales, se retrouve dans de très nombreuses villes arabes. Or, loin de participer à la résistance des activités agricoles en ville, ce phénomène contribue au contraire à son déclin. Il est tout d’abord convergent avec la vision politique dominante selon laquelle l’agriculture urbaine n’est attractive qu’au regard des enjeux fonciers et touristiques qu’elle représente. L’île de Touti à Khartoum, comme l’île agricole de Dahab au Caire, toutes deux emblématiques d’une certaine résistance à l’urbanisation, sont aujourd’hui au centre de nombreuses convoitises. D’importants projets de requalification urbaine, visant à leur transformation en zone récréative et en lotissements de luxe, s’y déploient, témoignant de la fragilité du maintien de ces espaces non bâtis en centre-ville et de la conflictualité grandissante de la relation ville/agriculture.
Ainsi, dans la plupart des villes de la région, la complémentarité originelle entre l’agriculture et la ville est aujourd’hui largement remise en cause par les phénomènes bien connus que sont les pressions foncière et immobilière, et la métropolisation. On ne peut que constater la déconnexion entre, d’un côté, les discours et les projets soutenus notamment par des bailleurs internationaux ou des acteurs locaux ayant vécu à l’étranger et, de l’autre, les difficultés réelles d’une agriculture et des agriculteurs urbains à résister à la pression foncière et à maintenir une activité productive rentable.