Alep aurait eu environ 3 millions d’habitants en 2015. La guerre qui oppose l’État à une partie de la société a éliminé près de 30 000 de ses habitants, aux deux tiers des civils (Observatoire syrien des droits de l’homme), déplacé fin 2016 plus de 100 000 civils (Office for the Coordination of Humanitarian Affairs) issus des quartiers de l’Est déjà vidés d’une partie de leur population par quatre ans de guerre. Elle a aussi détruit plus de 10 % des bâtiments dans les trois quarts de la ville, entre la moitié et la totalité dans certains quartiers et dans la ville ancienne (United Nations Institute for Training and Research), anéanti bon nombre de monuments historiques et une partie des souks centraux, ruiné la vaste zone industrielle de Cheikh Najjar, etc.
Que dire d’Alep aujourd’hui ? Un ouvrage collectif a été consacré à la ville avant la guerre (David, Boissière, 2014). Cependant, évoquer son futur est particulièrement hasardeux : si elle n’est plus une zone de combats, c’est au prix de son existence. Dans le nord-ouest du pays, une part importante de la cohésion régionale venait d’Alep et convergeait vers elle : ce n’est plus le cas. La destruction du champ politique au cours du demi-siècle de domination du parti Baath, marqué par l’accession au pouvoir d’Hafez el-Assad en 1970, s’était accompagnée de l’affaiblissement de liens régionaux. Déjà, avant la guerre, le régime avait transformé les mécanismes de l’État en moyens de pouvoir et d’enrichissement, personnels et familiaux. La guerre actuelle conduit cette logique à son terme : la destruction des villes, de l’État et de l’administration. Les mécanismes qui assuraient la cohésion ont disparu au profit de la violence d’État, propice au développement de conflits, comme si la libération des antagonismes attisait la soif de pouvoir de personnalités, de groupes ou de courants, et le goût des armes.
Le rôle des forces locales et régionales
dans les combats autour d’Alep
Pendant un siècle la Syrie et la Turquie avaient consolidé les espaces nouvellement délimités par la frontière issue du dépeçage de l’Empire ottoman. Mais dans cette zone frontalière, à l’ouest, au nord et à l’est d’Alep, des contentieux sont maintenant attisés systématiquement. Des « petites guerres » parallèles sont entretenues par différents bailleurs de fonds (Qatar, Arabie saoudite, Turquie), encouragées également par le régime pour diviser l’opposition. Des cartes enregistrent la reconquête des régions par le régime et montrent que des fossés se creusent en fonction des revendications et des actions de forces locales et régionales ; un des facteurs spécifiques des dissensions autour d’Alep est leur caractère à la fois international et micro local. Le rôle de la Turquie résume ce caractère. Les grandes puissances, avec l’Iran, le Hezbollah ou les puissances arabes, ont un rôle essentiel, mais les intérêts de la Turquie sont immédiats, territoriaux, sécuritaires, économiques : dans certaines zones, elle se sent chez elle des deux côtés de la frontière. Avant 1961, la région d’Idlib faisait partie du gouvernorat d’Alep ; avant la guerre actuelle, beaucoup de ses habitants travaillaient à Alep et fréquentaient ses marchés et ses services. Elle est maintenant un refuge et l’un des derniers espaces de résistance des rebelles et des djihadistes, qui s’opposent aussi dans des guerres parallèles. Le groupe djihadiste Hayat Tahrîr al-Cham [Organisation de libération du Levant] est sous le feu du régime et de ses alliés. L’armée turque y est entrée avec ses chars pour établir une « zone de désescalade » en accord avec Hayat Tahrîr al-Cham et les Russes, provoquant les protestations syriennes. Les Turcs soutiennent les djihadistes et les Turkmènes d’Azaz et s’opposent aux Kurdes d’Afrin. Afrin est au cœur d’une région kurde ancienne au nord-ouest d’Alep. Des Kurdes d’Afrin se sont installés à Alep en grand nombre depuis les années 1970. Ils y ont construit illégalement un quartier regroupant plusieurs centaines de milliers d’habitants et qui n’a été ni occupé par les rebelles, ni bombardé par le régime. Les Kurdes disaient volontiers qu’Alep était l’une de leurs plus grandes villes. Rien ne différenciait leur quartier des autres quartiers illégaux, mal reliés à la ville, mais fonctionnant avec elle. Le président Erdogan a annoncé dans un discours du 20 janvier 2018 une offensive turque en Syrie contre une milice kurde d’Afrin. Il prévoit une reconquête des territoires syriens (kurdes et arabes) des YPG (Unités de protection du peuple) : où est la désescalade ?
Azaz, à moins de 40 km au nord d’Alep, d’une vingtaine à l’est d’Afrin et très proche de la frontière turque, est au centre d’une région turkmène née de la sédentarisation ancienne de tribus turcophones. Des habitants originaires de la région vivaient près des Kurdes aussi, dans des quartiers nord d’Alep, construits sans permis. Beaucoup d’habitants d’Azaz travaillaient quotidiennement à Alep. Une bande de 150 km le long de la frontière, entre Azaz et Jérablous sur l’Euphrate, est encore tenue par des rebelles arabes et turkmènes, et par des résistants kurdes : c’est une discontinuité entre deux zones kurdes du gouvernorat d’Alep, celle d’Afrin à l’ouest et celle de Menbej au sud-est. Les Turcs veulent empêcher les Kurdes de faire la jonction qui leur permettrait de contrôler toute la frontière jusqu’à l’Irak. Azaz est encore tenue par des rebelles avec l’aide des Turcs alliés à des Turkmènes syriens, mais les forces du régime rivalisent avec les Kurdes pour la reconquérir. À une trentaine de kilomètres d’Afrin et une vingtaine au nord-ouest d’Alep, un îlot ancien de chiites arabes duodécimains subsiste au cœur de territoires sunnites, arabes au sud et kurdes au nord et à l’ouest. Après deux ans de siège, il a été « libéré » par l’armée régulière : c’est un coin poussé par le régime vers l’ouest, entre la zone kurde d’Afrin, au nord, et les zones rebelles et djihadistes de la province d’Idlib, au sud.
Reconstruire la ville et ses territoires, reconstruire
la société civile. La part du régime « vainqueur »
Avant la guerre, Alep était directement concernée par ce qui se passait dans son gouvernorat et celui d’Idlib, notamment dans le domaine des activités économiques, des flux migratoires ou de la circulation des idées. Quand les métropoles régionales sont détruites, la guerre et l’administration dépendent alors essentiellement de la capitale, Damas, et des puissances belligérantes : Alep, vidée de sa matière, est maintenant spectatrice plutôt qu’actrice. Alep reconquise, soumise au régime, conserve l’héritage de sa territorialisation antérieure à la guerre, qui marquait profondément les champs de bataille. Inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco en 1986, la ville ancienne était présentée avant la guerre comme un attrait pour les touristes et une image valorisante pour les habitants ; en 2013, elle figure sur la liste du patrimoine en péril. Selon la Direction de la vieille ville, 40 000 personnes y vivent encore sur 130 000 avant-guerre. Comment chiffrer les destructions et que connaît-on des projets de reconstruction ? Des quartiers retrouvent leurs habitants, des activités. Le Programme des Nations unies pour le développement, la Fondation Aga Khan financent des reconstructions. Des mosquées et des églises sont en cours de restauration, des souks sont en voie de réhabilitation. Le déblaiement des ruines progresse, de même que la remise en état des réseaux divers et des transports en commun. En dehors des quartiers anciens, les problèmes diffèrent selon le contexte : les quartiers ouest, inébranlable citadelle du régime, sont presque indemnes ; à Seif ad-Dawlé au sud-ouest, quartier moderne pour des classes moyennes plutôt religieuses, lieu de combats violents, la réhabilitation est entreprise avec des ONG locales ; dans la zone industrielle de Cheikh Najjar, certains entrepreneurs peuvent déjà répondre aux commandes de clients. Mais la question est beaucoup plus complexe, d’ordre technique, administratif, légal, dans les quartiers construits sans permis à l’est, où vivait plus de la moitié des habitants de la ville. Beaucoup d’immeubles, trop détruits, ne pourront être restaurés. La voirie, héritée du processus illégal, n’est pas au gabarit. Il faudrait donc penser à une reconstruction complète sur un nouveau maillage. Ces logements, dont la propriété n’est pas garantie par des actes incontestables ou devenus inhabitables, seront-ils expropriés comme appartenant à des « rebelles en fuite » ? L’État investira-t-il dans la production d’habitat populaire dont il avait laissé la charge aux opérateurs illégaux et à la société civile pendant des décennies ? Depuis 2011, le PIB syrien a baissé de 63 %, selon la Banque mondiale : qui pourrait financer ces opérations ? La pacification d’Alep est sans doute acquise. Le projet des rebelles y a échoué. Le régime, responsable principal de la guerre et de la destruction, peut-il jouer le rôle du sauveur qui rétablit la paix et punit les coupables ? A-t-il provoqué les contestataires pour mieux les abattre, comme on pouvait le constater dans la répression des manifestations pacifiques au cours des premiers mois ? Le redémarrage est fondé sur un désir de vivre en dépit de la catastrophe. Il émane en partie de la société civile : c’est un début de reconstruction du tissu social qui reconstitue une vie citadine. Mais ce retour à la vie s’effectue sous la férule du régime, avec en arrière-plan sans doute la réactivation des institutions et des pratiques d’avant la rébellion, dans la ville et dans la région. Si les conflits autour d’Alep ne sont pas résolus rapidement, la « métropole » régionale ne sera rien de plus qu’un rouage du système de pouvoir et de l’économie du régime, et une destination touristique.