Alexandrie

Ville côtière du nord de l’Égypte, dans le delta du Nil, et port de la Méditerranée, Alexandrie doit son nom à Alexandre le Grand, qui la fonda en 332 av. J.-C. à côté d’un petit village de pêcheurs. Malgré la présence préalable de cette agglomération, le mythe attribue à Alexandre une fondation ex nihilo. Après lui, des personnages tels Cléopâtre ou Marc Antoine et des lieux tels le Phare ou la Bibliothèque ont contribué, d’un côté, à éterniser le mythe de l’Alexandrie hellénistique et romaine, de l’autre, à occulter l’Alexandrie arabe. Jusqu’à nos jours, la ville jouit et souffre de cette image. Alexandrie serait-elle une ville excentrée ?

Quand le centre est Alexandre

Selon le récit historiographique traditionnel, Alexandrie était une ville morte à l’époque ottomane, au point que les troupes de Bonaparte y débarquant, en juillet 1798, ne purent cacher leur déception en voyant la cité d’Alexandre réduite à un amas de ruines :

Nous cherchions l’Alexandrie d’Alexandre, bâtie par l’architecte Dinocharès ; nous cherchions cette ville où sont nés, où se sont formés tant de grands hommes, cette bibliothèque où les Ptolémées avaient réuni le dépôt des connaissances humaines ; nous cherchions enfin cette ville commerçante, son peuple actif, industrieux ; nous ne trouvâmes que ruines, barbarie, avilissement et pauvreté de toutes parts. [Vivant Denon, 1809, Voyage dans la Basse et la Haute-Égypte, pendant les campagnes du Général Bonaparte. Tome II, Londres, Mercier & Co, p. 130-131]

La déception se fonde toutefois sur une erreur d’appréciation, occasionnée par le déplacement physique de la ville. Loin d’être une époque de décadence, la domination ottomane de l’Égypte, depuis 1517, marque pour Alexandrie une phase de développement, qui mène sa population à abandonner le site correspondant à l’emplacement de la ville ancienne pour investir de nouveaux espaces, notamment dans la presqu’île. Naissent ainsi Minshiyya et les quartiers situés au nord-est, qualifiés plus tard de « ville turque ». Les voyageurs européens, préoccupés par Alexandre et les Ptolémées, ne s’intéressèrent pas à la nouvelle Alexandrie qui se dressait hors les murs de la ville ancienne et médiévale.

Cette négligence n’est pas anodine. Sur celle-ci se fonde le récit de la longue décadence alexandrine après la conquête arabe du VIIe siècle, que seul le souverain Mohamed Ali (1805-1848) aurait arrêtée, en rouvrant la ville aux Européens. Or, ce n’est pas sous son règne, mais sous ceux de ses successeurs, que s’opère l’ouverture internationale d’Alexandrie. Comme Robert Ilbert (1996) l’a montré, Mohamed Ali procède plutôt à une série de réformes visant à faire de la ville un port militaire et un lieu de gestion du pouvoir. Néanmoins, l’équation entre « développement » et « ouverture européenne » désigne Alexandre comme premier fondateur d’Alexandrie et Mohamed Ali comme son refondateur.

Quand le centre est l’Europe

À la fin du règne de Mohamed Ali en 1848, on évalue à plus de 100 000 les habitants d’Alexandrie, en considérant aussi la ville extra-muros et les faubourgs. Une analyse de leurs origines est pourtant problématique : la catégorie correspondant à une origine arabe (asl signifiant « origine ») est employée dans le recensement de façon ambiguë, sans précision quant à sa profondeur chronologique. C’est surtout à partir des années 1860 qu’Alexandrie voit sa population – locale et étrangère – augmenter. La hausse du prix du coton alexandrin, conséquence de la guerre de Sécession, attire des migrants de nationalités et milieux fort différents. L’explosion de la bulle cotonnière pousse ensuite les paysans des campagnes environnantes à se tourner vers la ville. Cette croissance rapide engendre des tensions entre populations locale et étrangère, séparées par un fossé socio-économique qui se creuse avec la pénétration coloniale.

Le 11 juin 1882, Alexandrie est le théâtre d’affrontements qui provoquent la mort de ressortissants européens, ce qui sert à la Grande-Bretagne de prétexte pour envahir l’Égypte en juillet. Les tensions continuent dans les décennies suivantes, Alexandrie étant un pôle d’élaboration politique et culturelle du mouvement nationaliste, mais aussi une ville où l’on organise des protestations. Ce rôle est reconnu par Mustafa Kamil qui la choisit en 1907 pour annoncer la fondation du Parti nationaliste égyptien. De même, c’est depuis Alexandrie que, le 26 juillet 1956, Nasser annonce la nationalisation du canal de Suez.

Pourtant, dans l’imaginaire commun européen, la présence des ressortissants étrangers n’est pas associée aux contradictions de l’époque coloniale, mais à une vision édulcorée de la mixité qui finit par les obscurcir. Les Européens sont vus comme les dignes successeurs d’Alexandre le Grand et des Ptolémées qui, seuls, auraient fait la grandeur d’Alexandrie. Les guides touristiques réitèrent ce discours, en évoquant une splendeur que la ville d’aujourd’hui aurait irrémédiablement perdue.

Quand le centre est Le Caire

Aujourd’hui, Alexandrie est un pôle industriel, touristique et culturel majeur. Généralement présentée comme la deuxième ville d’Égypte (5,2 millions d’habitants en 2017) ou sa capitale estivale, Alexandrie n’a jamais cessé de contester la position dominante du Caire, en termes à la fois culturels et politiques. Dans les années 2000, elle a lancé sa propre Foire du Livre, ses festivals de musique et de cinéma. Elle revendique l’importance nationale de son patrimoine local : du compositeur alexandrin Sayed Darwich (1892-1923), auteur de la mélodie de l’hymne national égyptien, aux sociétés alexandrines qui ont produit les premiers films égyptiens, cet héritage a été valorisé en soulignant le rôle primordial de la ville dans les productions culturelles qui font la réputation de l’Égypte. Alexandrie accueille une scène musicale alternative vibrante, en compétition avec les groupes et les artistes installés au Caire et considérés comme mainstream. Une chaîne de télévision et un journal électronique alexandrins se nomment Al-’Asima al-thaniya [la deuxième capitale], ce qui témoigne d’une plus grande ambition que celle d’être la « deuxième ville ». Cet épanouissement culturel s’accompagne de revendications politiques, qui concernent notamment la révolution de 2011 : son premier martyr, Khaled Saïd, était alexandrin ; les premières protestations de masse, entre l’été 2010 et l’hiver 2011, ont eu lieu à Alexandrie. Le groupe Facebook Alexandria Scholars, administré par Amro Ali, a donné une visibilité aux recherches sur la ville, tandis qu’un récent numéro de la revue Égypte/Monde arabe, édité par Youssef El Chazli, s’est concentré sur les études de terrain, en encourageant les approches d’Alexandrie allant au-delà du mythe euro-centrique comme de la hiérarchisation cairo-centrique.

L’ambition nationale d’Alexandrie est parodiée dans un roman récent de Nael Eltoukhy, Nisâ al-Karantînâ [Les Femmes de Karantina], qui redessine le passé, le présent et l’avenir alexandrins jusqu’en 2064. Véritable cosmogonie qui place Alexandrie au centre de l’histoire égyptienne, le roman ne cache pas la déception des personnages, quand cette centralité n’est pas reconnue sur le plan institutionnel : « Après tous ces grands rêves, Le Caire était encore la capitale de l’Égypte. Et c’était très triste. »


Auteur·e·s

Chiti Elena, historienne, Université de Stockholm


Citer la notice

Chiti Elena, « Alexandrie », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/alexandrie/