L’architecture coloniale a longtemps représenté la principale, sinon l’unique, catégorie d’analyse de l’environnement bâti hérité des XIXe et XXe siècles dans les pays du Sud. La théorie postcoloniale y a vu la forme ultime de domination et d’ingénierie sociale ourdie par le pouvoir colonial. On sait en outre, depuis les travaux d’Anthony King, que la modernité suburbaine occidentale est largement redevable à la production coloniale. Que la perspective soit « foucaldienne » ou attentive aux effets de retour, le postulat de base reste le même : la modernité est intrinsèquement européenne et c’est la geste coloniale qui l’a propulsée hors d’Europe.
La plus grande partie de ce qui a été construit hors d’Europe et d’Amérique du Nord au cours de l’âge colonial, avec ou sans intervention européenne, est ainsi rejetée hors-champ ; seule est prise en compte l’initiative de l’Europe, à demeure et outre-mer. Les aspirations autochtones au changement et à l’innovation sont ignorées, sauf lorsqu’il s’agit de résistance à la puissance coloniale. La production « moderniste » indigène, qui, comme partout, intègre et combine du proche et du lointain, reste invisible. Des travaux récents sur Bombay montrent pourtant que les stratégies et les dynamiques locales d’acculturation ne sont pas pour rien dans la formation du paysage bâti d’époque coloniale. Une forme d’aveuglement se refuse à leur en donner crédit. La « nostalgie de l’authentique » qui a inspiré tant de réalisations dans les mondes extra-européens, l’explique pour partie ; l’assignation, par tradition scientifique, des sociétés non occidentales à une absolue altérité, en est un autre moteur.
Une « province » parmi d’autres
L’Égypte ottomane tardive et postcoloniale offre un contredit éloquent aux raccourcis induits par une lecture « coloniale » de l’architecture extra-européenne. Maints développements architecturaux nouveaux, associés à des styles européens et en partie dus à des Européens, ont eu lieu antérieurement ou en dehors de la domination britannique exercée de 1882 à 1922 (date de l’indépendance unilatéralement accordée au pays) ; ils ont impliqué des acteurs bien au-delà du périmètre colonial. L’architecture dite Afrangi [franque en arabe] ou alla franca prit corps dans le pays dès le début du XIXe siècle, en suivant des voies qui n’étaient pas coloniales à proprement parler, qu’il s’agisse de circulations intra-ottomanes, des routes de l’exil italien ou des migrations venues d’Europe centrale. L’esprit réformiste et progressiste, qui œuvra à l’intérieur même du monde ottoman à la faveur des réformes des Tanzimât, perdura après 1882. La tutelle britannique n’engendra aucune rupture majeure dans l’architecture et l’urbanisme ; occidentalisation, colonisation et urbanisation ne furent pas, en Égypte, des processus concomitants, contrairement à ce qui put se passer ailleurs, à Alger ou à Casablanca.
L’expérience égyptienne de la modernité européenne invite donc à « provincialiser » l’architecture coloniale, pour reprendre la puissante métaphore de Dipesh Chakrabarty, et à examiner la production qui lui est assimilée en dehors de cette définition, quels que soient les liens avec l’architecture européenne. La notion d’« architecture coloniale » n’a d’ailleurs pas d’équivalent en arabe ; cela reviendrait à associer une notion positive (un cadre bâti vu comme non dénué de qualité) à une perception négative (le souvenir de la domination coloniale). À Casablanca tend à s’imposer aujourd’hui la désignation d’« architecture du XXe siècle » ; « architecture Belle Époque » est le qualificatif le plus utilisé dans l’Égypte actuelle. On sait que l’architecture en terrain égyptien, conçue pour des commanditaires égyptiens, a su faire sien le changement venu de l’intérieur comme de l’extérieur. Un exemple significatif est fourni par le type architectural de la villa avec salamlik né dans les années 1890 au Caire. La formule permit de proposer des espaces répondant aux nécessités de la ségrégation genrée, sans se priver pour autant des signes distinctifs européens. Une structure indépendante destinée à la réception des invités masculins, sous la forme d’un pavillon appelé salamlik, était reliée par une galerie à colonnades au bâtiment principal ayant forme de villa à l’italienne, et abritant les appartements privés. À la fois familière et étrangère à l’architecture européenne tout comme à l’architecture traditionnelle, cette solution est née au croisement d’aspirations locales envers une modernité européenne et d’exigences sociales concernant la vie privée à la fin de l’époque ottomane. Tout au long du XIXe siècle, l’architecture cultuelle offre des exemples tout aussi parlants d’assimilation de typologies et d’esthétiques européennes dans des programmes consacrés par la tradition.
Modernités endogènes
Ces modernités furent d’abord le fait d’architectes non égyptiens répondant à des commandes locales. Les professionnels égyptiens prirent petit à petit l’ascendant. Leur production demeure très peu discernable de celle de leurs confrères européens. Un immeuble résidentiel de style Art déco français du centre-ville du Caire a longtemps été présenté comme une réalisation européenne en raison de son style, jusqu’à ce que l’on découvre que c’était en fait une œuvre de jeunesse d’Aly Labib Gabr (1898-1966), un architecte égyptien passé par la Liverpool School of Architecture au début des années 1920. La formation, plus que l’appartenance nationale, a eu davantage d’impact sur l’écriture architecturale. Européens ou égyptiens, les architectes ont véhiculé en Égypte avant tout les références visuelles et les savoirs acquis dans leurs écoles d’architecture, à Liverpool, Paris, Zurich ou Prague. On pourrait parler d’un style Eyrolles, du nom du fondateur, en 1898 à Paris, d’une école privée connue sous le nom d’École spéciale des travaux publics, moins prestigieuse que les Beaux-Arts mais très fréquentée par des centaines d’architectes non occidentaux, qui firent des carrières internationales. Cette formation explique pour une large part les similarités que présente, durant l’entre-deux-guerres, l’architecture résidentielle de Casablanca, de Tel-Aviv et d’Ankara, bien qu’elle soit réalisée dans des contextes politiques et nationaux différents. La presse architecturale a eu, de même, sa part dans cette homogénéisation technique et formelle. Les architectes moyen-orientaux se sont familiarisés avec le style Bauhaus, avec le tropicalisme brésilien ou le modernisme turc, dans les pages de la première revue d’architecture publiée en langue arabe de 1939 à 1959 sous le titre El-Emara [L’Architecture].
La combinaison d’emprunts sélectifs et d’exigences locales, la manipulation de références diversifiées, a produit des constructions in fine très éloignées de l’avant-garde européenne. L’architecture égyptienne européanisée peut être qualifiée aujourd’hui d’« architecture de second rang », voire de troisième. Que le phénomène ait eu une certaine cohérence, y compris sur le plan visuel, est indéniable avec le recul du temps, une fois la présence européenne disparue. Le changement d’échelle, d’esthétique et de contenu intervenu après la seconde guerre mondiale dans le sillage de l’américanisme, puis durant la guerre froide sous l’effet de la soviétisation, en porte le plus éclatant témoignage.