Composé de deux termes qui s’opposent (« bidon » et « ville »), le bidonville est défini comme étant une agglomération d’abris de fortune, de baraques sans hygiène où vit une population misérable (souvent à la périphérie des grandes villes). Selon la définition qu’en donnent Pierre Merlin et Françoise Choay dans le Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement (1998, p. 114), c’est « un ensemble d’habitations précaires et sans hygiène, généralement faites de matériaux de récupération, dans lesquelles vivent des populations exclues ou mal intégrées dans la société nationale […]. Le bidonville résulte d’une occupation de fait illégale du sol dans les secteurs des périmètres urbains ou suburbains considérés comme inutilisables ou dangereux. »
D’après André Adam (1972), le terme « bidonville » serait né à Casablanca dans les années 1930 avec les premières manifestations de l’exode rural, pour désigner littéralement des « maisons en bidons », c’est-à-dire un ensemble d’habitations construites avec des matériaux de récupération sur un terrain occupé illégalement. En 1972, A. Adam utilisera le mot « gadoueville » pour désigner ce type d’habitat spontané et hétéroclite. Toutefois, c’est « bidonville » qui s’imposera comme terme générique pour rapprocher des conditions différentes d’habitat (statuts juridiques du foncier, conditions sociales et économiques des habitants, modalités de la construction, etc.) présentes dans le monde entier. Dans les pays anglophones, on trouvera les expressions shanty towns, slum cities ou illegal settlements, dans la terminologie brésilienne, celles de favelas, de gourbivilles en Tunisie, de gecekondu à Ankara, de bastee à Calcutta, de ranchitos à Caracas, de mussequés à Luanda, de kébés à Nouakchott ou encore de barriospiratas à Bogota.
Loin des discours professionnels et administratifs stigmatisants, réducteurs et souvent méprisants à l’égard des résidents de ces quartiers, on ne peut comprendre la rationalité des pratiques d’occupation et d’aménagement des habitants qu’en les resituant au sein de parcours migratoires et de stratégies d’habitants complexes entre le rural et l’urbain ainsi qu’à l’intérieur des villes.
Le traitement des bidonvilles : de la période coloniale
aux périodes post-indépendances
Au Maroc, comme dans les pays voisins maghrébins, les bidonvilles inquiètent les autorités politiques et sont clairement perçus comme une menace pour l’ordre établi tant aux plans économique (informalité) que politique (émeutes, dissidences, islamisme), social (misère, pauvreté, drogue, prostitution), administratif (squat des terrains) ou sanitaire. En effet, les bidonvilles ont souvent été considérés comme des espaces de dissidence [bled al-Siba], contrairement à la ville dite « légale » qualifiée de bled al-Makhzen [espace de soumission]. Ainsi, le bidonville est crédité de toutes les tares et il convient d’en faire disparaître toute trace matérielle et symbolique.
La ségrégation ethnique (séparation des quartiers coloniaux et « indigènes ») et sociale pratiquée à l’époque du protectorat puis perpétuée après l’indépendance, encourage le développement des formes d’habitat précaires pour les plus pauvres et le phénomène explose littéralement dans les grandes agglomérations marocaines dans les années 1950. Au Maroc, durant le dernier demi-siècle, l’exode rural s’est intensifié. Le taux d’urbanisation était supérieur à 25 % en 1950 et dépassait les 55 % en 2004. Cette évolution a été trop rapide pour être parfaitement maîtrisée. S’ajoutent à cela les grandes sécheresses qui ont frappé le Maroc (1994 et 1995, 1999 et 2000) et qui provoquèrent de nouveaux flux d’exode rural, drainant par milliers les familles les plus fragilisées vers les villes. Ainsi, les pouvoirs publics marocains se sont révélés incapables, d’une part, de faire face à ces flux massifs en direction des grandes villes et, d’autre part, de trouver des solutions pour enrayer ce mode d’urbanisation et ce, malgré les diverses tentatives déployées à travers des politiques ambivalentes à l’égard des bidonvilles, oscillant entre prohibition et laisser-faire, entre promesse de relogement et menace d’expulsion, pour gérer la paix sociale à moindre coût. Il faudra attendre 2004 pour que soit initié le programme national Villes sans bidonvilles (VSB), calqué sur celui des Nations unies Cities Without Slums. La proportion des ménages résidant dans un habitat sommaire ou en bidonville serait passée de 8,2 % en 2004 à 5,6 % en 2014 (2014, RGPH). 72 000 familles logeraient toutefois encore aujourd’hui dans ces habitations précaires dont le tiers se situerait sur l’axe atlantique, de Kénitra à Casablanca.
En Algérie, la situation est quasi similaire tant le phénomène bidonvillois est important. Sous la colonisation française, le développement des bidonvilles, dès les premières années du XXe siècle, a été le produit de l’accaparement ou de la dépossession des terres des paysans par les colons. Cela a eu pour conséquence de déstabiliser la société rurale et de provoquer des mouvements migratoires, tant vers les grandes agglomérations que vers la métropole algéroise. Les pratiques de l’armée française pendant la guerre d’Algérie, à travers la politique des centres de regroupement forcé, accentuent ce mouvement. Au lendemain de l’indépendance, l’amplification du fait bidonvillois en Algérie se poursuit et, en particulier, dans les grandes villes. L’expansion de ces bidonvilles tient en partie au fait que l’État a mis en place jusqu’aux années 1970 une politique centrée sur le développement économique et non sur la production de logements. À partir de cette même décennie, la politique de production de logements peine à répondre à toutes les demandes et aboutit donc, dans un contexte de forte croissance démographique, à la progression des bidonvilles.
En Tunisie, les gourbivilles ont été les premières formes d’habitat précaire en milieu urbain construites par des ménages ruraux pauvres fraîchement arrivés en ville. À Tunis, leur développement commence dans les années 1930 et s’accentue après la seconde guerre mondiale. Contrairement aux villes marocaines et algériennes, aujourd’hui, la plupart des gourbivilles en Tunisie, et en particulier à Tunis, ont disparu. Rasés pour un grand nombre dans les années 1950, certains d’entre eux (Jebel Lahmar, Melassine, Saïda Manoubia), les plus importants du point de vue démographique, ont néanmoins été maintenus et viabilisés. Dans les années 1960, les gourbis se sont durcifiés progressivement et ont été remplacés par des constructions en parpaings et en briques (Chabbi, 2012). Pendant les années 1960 et 1970, les programmes de logement réservés aux classes moyennes représentaient une priorité des politiques publiques. En effet, la plupart du temps exclues de ces programmes, les populations défavorisées ont illégalement loti des terrains publics. Ainsi, à partir des années 1970, cette forme d’urbanisation gagne la grande banlieue de la capitale et les villes secondaires. Les quartiers non réglementaires qui s’y développent et, en particulier, ceux à la périphérie de Tunis sont construits en dur par des citadins en provenance des quartiers populaires de la capitale. Désormais, la puissance publique laisse faire le marché pour les catégories sociales intermédiaires. Finalement, deux logiques caractérisent le cas tunisien. D’une part, à travers la promotion immobilière privée et l’accès au crédit logement, la priorité est donnée à la classe moyenne. D’autre part, l’habitat non réglementaire se développe du fait de la crise du logement ; les couches populaires sont exclues du marché officiel et recourent massivement aux filières informelles et aux lotisseurs clandestins. L’habitat clandestin représente ainsi un tiers du parc de logements en Tunisie.
La mise en œuvre des politiques récentes
dans un contexte de globalisation et de néolibéralisme
Les années 2000 constituent un tournant majeur dans la lutte contre les bidonvilles et la pauvreté. Au Maroc, VSB, programme de grande envergure qui touche 1,6 million d’habitants, marque la volonté des pouvoirs publics, tout particulièrement celle du monarque, de traiter définitivement la question des bidonvilles, non plus par le biais de programmes isolés, mais en mettant en œuvre une réponse globale à l’échelle nationale. Les moyens préconisés restent fidèles aux recommandations internationales en partie d’obédience néolibérale : limitation du rôle de l’État à une fonction facilitatrice, partenariats public/privé et public/associatif pour pallier les difficultés de l’intervention publique, décentralisation, démocratie locale et actions de proximité, expérimentation de dispositifs visant à « solvabiliser » la demande. Il sera complété en 2005 par l’Initiative nationale de développement humain (INDH), qui à l’instar de VSB, est conçu pour contrôler et éradiquer la pauvreté.
En Algérie, les autorités se sont, en quelque sorte, appropriées la politique de VSB en voulant faire d’Alger la première capitale africaine sans bidonvilles. Ainsi, la manne des hydrocarbures a permis de maintenir l’interventionnisme étatique et le subventionnement des programmes d’habitat social. Aussi, à la faveur de l’augmentation de la rente pétrolière, l’État algérien s’est engagé dans une vaste politique de construction de logements qui s’est accélérée sous les présidences successives d’Abdelaziz Bouteflika, avec la mise en place de trois grands plans quinquennaux ayant pour objectif la réalisation de plus de 2 millions de logements.
Néanmoins, ces politiques d’éradication des bidonvilles au Maroc, comme en Algérie, via la politique de relogement, s’inscrivent dans un contexte mondial particulier, celui de la nécessité d’adapter les villes aux marchés internationaux et aux besoins actuels de l’économie capitaliste. Il s’agit de reconquérir des marges urbaines à forte valeur ajoutée dans les centres-villes ou sur des sites stratégiques (waterfront par exemple). Cette adaptabilité de la ville aux logiques néolibérales redessine des lignes de fracture socio-spatiale en reconquérant des territoires marginalisés, en particulier les bidonvilles, en en marginalisant de nouveaux (cités de relogement de Mers El Kheir) et, dans tous les cas, en mettant à mal le droit à la ville, le bien-être et la qualité de vie de nombreuses populations (Semmoud et al., 2014 ; Essahel, 2018). Situées parfois à plus de 30 km des capitales, les « bétonvilles », pour reprendre le terme de R. Sidi Boumedine (2016), sont marquées par de fréquents déficits en matière d’équipement et reproduisent l’émergence d’une structure métropolitaine hyper-ségréguée.
Le bilan de ces politiques reste mitigé. Les difficultés d’adaptation des réponses apportées face à des situations démographiques, sociales et économiques très diversifiées ont été mises en exergue lors des printemps arabes. Malaises, tensions sociales, mouvements de contestation, voire de violence, se sont multipliés ces dernières années au sein de populations bien décidées à revendiquer leurs droits. Certes, la plupart des bidonvilles qui ont été concernés par la politique de VSB – les plus anciens – n’existent quasiment plus ; mais d’autres, plus récents, sont apparus, prenant d’autres formes (abris de fortune construits dans les interstices des espaces publics dans les cités de relogement à Rabat, par exemple), sous l’effet de la poursuite des migrations internes. Ainsi, malgré les politiques de lutte contre la pauvreté, les cités de relogement se paupérisent et d’autres migrations ont pris le relais. Pour ne prendre que le cas du Maroc, la visibilité des migrants dans l’espace public de certaines grandes villes comme Rabat en témoigne : d’abord les migrants et réfugiés venant d’Afrique subsaharienne ; puis, plus récemment, les migrations survenues après les printemps arabes. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, le Maroc aurait accueilli en 2018 7 138 réfugiés et demandeurs d’asile, dont 3 062 sont syriens. Nombre d’entre eux ont trouvé refuge dans ces cités de relogement et habitations précaires en périphérie des agglomérations.