Au Moyen-Orient, les migrants, et plus particulièrement les réfugiés, occupent une place centrale dans la fabrique de la ville contemporaine. Qu’ils soient arméniens, palestiniens, ou plus récemment irakiens ou syriens, la plupart des réfugiés s’installent durablement dans les principales agglomérations de la région, contribuant à leur développement, tout en les transformant profondément. À l’échelle régionale, on compte aujourd’hui cinquante-huit camps de réfugiés palestiniens et de nombreux camps syriens. Ces espaces occupent une place singulière dans le paysage urbain de la région. Ces marges urbaines se caractérisent par l’articulation spatiale de plusieurs populations migrantes, des migrants internes installés de longue date dans d’anciens noyaux villageois aujourd’hui intégrés à la ville, et d’autres arrivés plus récemment poussés par l’exode rural. À ces migrants économiques il faut ajouter les déplacés et réfugiés.
Les réfugiés, un des moteurs de la croissance urbaine
Les conflits qui déchirent le Moyen-Orient entraînent d’importants mouvements de population, que ce soient des réfugiés (les Palestiniens ou les Syriens) contraints de quitter leur pays pour s’exiler durablement, ou des déplacés internes, comme les Libanais originaires du Sud-Liban longtemps occupé par Israël ou des Syriens du plateau du Golan. Ces réfugiés et déplacés s’installent le plus souvent dans les périphéries des principales agglomérations de la région. La ville d’Amman résume à elle seule cette réalité. Fondée dans la seconde moitié du XIXe siècle par des migrants venus du Caucase, les Tcherkesses, la ville n’a eu de cesse de croître au rythme de l’arrivée des réfugiés palestiniens fuyant les conflits israélo-arabes en 1948 et 1967, mais aussi plus récemment, en 1990, avec l’invasion du Koweït par l’Irak qui va entraîner l’expulsion des Palestiniens du Koweït. Si la majeure partie des habitants de la capitale jordanienne est aujourd’hui d’origine palestinienne, on dénombre également de très nombreux Irakiens et Syriens contraints à l’exil plus récemment.
La banlieue sud de Beyrouth s’est elle aussi développée avec l’arrivée successive de migrants et déplacés internes du Sud-Liban et celle des réfugiés palestiniens installés dans les camps de Shatila et de Borj al-Barajneh. La banlieue sud de Damas, avant 2011, a connu un processus similaire avec les déplacés originaires du Golan qui ont été installés à proximité des camps palestiniens de Jeramana et Qabr al-Sitt. Après la chute du régime de Saddam Hussein en 2003, ce sont des réfugiés irakiens qui s’y sont installés.
Ces dynamiques ne se limitent pas aux capitales des pays concernés mais touchent aussi des villes de taille plus modeste comme Tyr au sud du Liban, qui a connu un processus du même type. Dans les années 1940, avant l’arrivée des réfugiés palestiniens, la ville de Tyr est confinée au nord-ouest d’une presqu’île, entourée d’espaces agricoles parsemés de villages. Elle est composée de la vieille ville, d’une extension plus récente, et se développe essentiellement autour de son port. Les camps de réfugiés arméniens d’Al-Buss et de Rashidiyyeh, créés en 1936, se trouvent dans la périphérie rurale. Mais leurs habitants les quittent petit à petit pour se diriger vers Beyrouth et sont remplacés par des Palestiniens après 1948. Dans les décennies 1950 et 1960, la ville s’étend vers l’est jusqu’à occuper l’ensemble de la presqu’île, à l’exception d’une vaste zone archéologique au sud-ouest. Le camp palestinien d’Al-Buss, qui se développe par le regroupement de réfugiés palestiniens et par accroissement naturel, se retrouve ainsi à l’entrée de l’agglomération de Tyr. On assiste alors au mitage de l’espace compris entre la ville et le camp. Aujourd’hui, le camp d’Al-Buss se trouve enserré dans l’espace urbain, des zones d’habitations s’étant développées au nord du camp, le long de l’axe routier qui mène à Saïda. Beaucoup des Libanais installés dans les quartiers adjacents aux camps sont des déplacés internes originaires du Sud-Liban.
L’urbanisation des camps de réfugiés
Les camps de réfugiés arméniens, comme le camp Sandjak à Burj Hammoud dans la banlieue est de Beyrouth, créé en 1939 à la suite de l’annexion du Sandjak d’Alexandrette (Iskenderun) par la Turquie, ou palestiniens, créés pour la plupart en 1948 et 1967, ont aujourd’hui plusieurs décennies d’existence. D’espaces d’installation temporaire, ces camps sont devenus de véritables quartiers intégrés aux périphéries populaires des agglomérations qui les accueillent. Aujourd’hui, ces camps se distinguent peu de leur environnement urbain immédiat, et la morphologie des camps urbains du Proche-Orient est très éloignée de l’image classique du camp de réfugiés.
Dans les camps palestiniens, établis pour la plupart juste après l’exode de 1948, le bâti s’est graduellement transformé. En 1959, l’UNRWA (agence de l’ONU en charge des réfugiés palestiniens) estime que l’ensemble des tentes a disparu des camps et que l’habitat en dur s’y est substitué. À l’origine construits en dehors des villes, les camps sont rattrapés par la croissance urbaine. Intégrés à la ville, les camps sont connectés à leur environnement par la mobilité de leurs habitants. Des espaces commerciaux populaires s’y développent, qui drainent des clients venus des banlieues défavorisées. Les camps palestiniens jouent également le rôle d’espace d’accueil et d’habitation pour des migrants pauvres et des réfugiés originaires d’autres pays comme l’Irak, le Soudan ou plus récemment la Syrie. Loin d’être uniquement des espaces de relégation, les camps s’insèrent dans la ville et y occupent aujourd’hui une place singulière. Ce sont des poches de pauvreté où se concentrent des populations défavorisées, souvent venues d’ailleurs – travailleurs pauvres, réfugiés, déplacés ou migrants illégaux. Mais le dynamisme de l’économie informelle qui s’y développe en fait aussi des centralités commerciales pour les populations défavorisées.
Les camps syriens en Jordanie, des villes en devenir ?
Si la plupart des camps palestiniens ou arméniens sont aujourd’hui partie intégrante de la ville, les camps plus récents s’urbanisent également. Le camp de Zaatari, ouvert en juillet 2012 dans le nord de la Jordanie à quelques kilomètres de la ville de Mafraq, en est l’exemple le plus parlant. À sa création, ce camp présente toutes les caractéristiques d’un espace humanitaire créé pour répondre à l’arrivée massive de réfugiés syriens sur le territoire jordanien. Des tentes sont installées selon un plan orthogonal pour accueillir les familles qui s’y installent. Les organisations humanitaires y développent leurs équipements pour porter assistance aux réfugiés (dispensaires, écoles, centres de distribution alimentaire, etc.). Mais très rapidement, les réfugiés syriens réorganisent leur espace de vie. Ils se regroupent à l’intérieur du camp par familles et villes ou villages d’origine. Pour s’assurer des moyens de subsistance, ils développent des activités commerciales à l’intérieur du camp. Des petites échoppes le parsèment, et une artère commerçante voit le jour, où toutes sortes d’activités cohabitent : coiffeurs, restaurants, marchands de fruits et légumes, électriciens, vendeurs de vélos, etc. Au-delà de la fonction économique, recréant un souk à l’intérieur du camp, cet espace joue également un rôle central dans la réorganisation de la vie sociale des réfugiés. Il incarne une réelle centralité, embryon de vie urbaine, où les Syriens viennent se promener et se rencontrer. On assiste donc à une reconfiguration spatiale du camp. Pensé par les organisations humanitaires comme un lieu d’intervention, il est transformé par ses habi-tants qui tentent d’y recréer un espace de sociabilité en exil. Si le plus souvent les camps sont dans la ville, comme c’est le cas pour ceux de Shatila à Beyrouth ou de Wahdat à Amman, la ville émerge aussi dans le camp.