Bédouins sédentarisés aux abords d’une bourgade saharienne dans le sud de la Tunisie, musiciens de noces engagés au cœur des fêtes familiales au Caire, dont le métier pourtant indispensable fait l’objet d’un opprobre social, ou encore réfugiés palestiniens relégués dans des camps au Liban : autant de citadins souvent considérés par les groupes installés comme illégitimes à partager l’espace et les valeurs des villes. Leurs déplacements et les formes de leurs insertions urbaines provoquent des côtoiements diversement problématiques. On pourrait placer ces côtoiements sous l’égide d’une maxime, pas toujours métaphorique, de Georges Perec : « Vivre c’est essayer le plus possible de passer d’un espace à un autre sans se cogner ». Mais, en parallèle à ces configurations mettant aux prises des échanges entre citadins inégalement dotés en ressources matérielles et symboliques, de nombreuses modalités de la rencontre existent dans les villes du Maghreb et du Moyen-Orient ; de même qu’une graduation des échelles du côtoiement.
De l’entre-soi aux espaces de rencontre entre anonymes
Le grammage le plus fin est celui des entre-soi où des participants sont réunis autour d’une activité commune et du partage d’aspects plus ou moins intimes de leur existence. Par exemple, la fréquentation des cafés de musiciens de l’avenue Mohamed Ali au Caire jouait, jusque dans les années 2000, un rôle de confirmation des statuts et ces établissements représentaient le seuil de la ville pour les impétrants de la province cherchant à faire carrière dans la capitale égyptienne. Ces cafés fonctionnaient comme une institution de légitimation des artistes au sein de laquelle « chacun à chacun est miroir, pour réfléchir l’autre qui passe » (Strauss, 1992). Des figures de l’entre-soi, les côtoiements s’échelonnent jusqu’aux situations sociales où des anonymes sont proches les uns des autres dans des espaces publics. Aussi les côtoiements sont-ils définis par un étalonnage spécifique de la relation distance/proximité, qui prolonge ou subvertit les formes ancrées des identifications citadines, à moins qu’elle n’en constitue une alternative, éventuellement structurante. Ils mettent en jeu la conduite de personnes en présence immédiate les unes des autres et engagent ainsi la dimension du corps et de la sensorialité comme médiation de l’échange social, fût-il minimal (mode de présence, manière d’apparaître, support de l’étrangeté, circulation des catégories). Plutôt que considérer le côtoiement comme la forme minimale de la coprésence, il s’agit de le restituer en tant qu’articulation des univers sensoriels et relationnels dans les différentes situations de rencontre : proposer une anthropologie des côtoiements urbains.
Les côtoiements denses de la société de proximité
Certains quartiers de villes maghrébines ou moyen-orientales abritent les sociabilités intenses d’habitants dont les activités et les relations débordent largement des espaces domestiques vers les rues et ruelles. La densité des côtoiements dessine alors une « société de proximité » dans laquelle les normes sociales, la culture urbaine et le territoire de vie sont étroitement imbriqués. Le voisinage n’y désigne pas seulement une proximité physique en même temps qu’une familiarité entretenue entre personnes partageant un même espace de résidence ; il constitue aussi le socle d’une organisation sociale à base territoriale. La proximité, c’est-à-dire la densité physique comme la proximité culturelle, économique et sociale, est l’opérateur privilégié de cette orientation spécifique des relations sociales. Dans ces lieux s’épanouissent des sociabilités spécifiques caractérisées par l’intensité relationnelle. Les habitants ont alors la sensation rassurante, et parfois oppressante, de vivre « au milieu des gens » comme le décrit cet habitant d’un quartier proche de Bab Sha’riyya au Caire :
J’adore Ghamra parce que quand je descends de chez moi, je salue tout le monde et tout le monde me salue. Je sens que je vis au milieu des gens […]. Quand je marche, je salue beaucoup de gens. Je vais au café, je salue tous les gens que je connais. Là-bas, à Manial, si je descends de chez moi et que je marche cinq heures, je ne vais trouver personne à saluer. Alors, là-bas c’est une atmosphère [manakh] où chacun est absorbé par ses activités et ici c’est la vie sociale [al-haya al-igtima’iyya]. Ça s’entrelace… [Enquête sur les perceptions sonores au Caire de V. Battesti et N. Puig, réalisée entre 2011 et 2013].
L’intensité des voix humaines, les bribes de conversation, les activités artisanales ou bien la circulation incessante de deux-roues et de voitures forment l’arrière-fond des côtoiements denses de la société de proximité et de leurs sensorialités particulières.
Interactions et côtoiements dans les espaces publics
Dans les villes du Maghreb et du Machrek, de nouvelles configurations des espaces publics émergent et se substituent aux formes anciennes. Ces espaces accueillent les « côtoiements des différentes catégories socio-économiques », et évoluent vers « une certaine diversité, un mixage […] sexuel, et dans une moindre mesure générationnel » (Navez-Bouchanine, 2005). La régulation des côtoiements institue le caractère public du lieu « dans un rapport, à l’échange, à l’anonymat et au contrôle ». Sur la corniche de Beyrouth, « le spectacle de la ville prend toute sa valeur par le rôle que les citadins tiennent dans l’expérience de la situation, donc par la façon dont ils se donnent à voir au public : vêtements, visibilité, angle de vue, proximité, surface de la scène, ampleur des déplacements, jeu d’affichage ou de réserve » (Delpal, 2005). Ailleurs, les côtoiements se déploient dans un espace-temps particulier, comme sur le marché de Sabra à Beyrouth le dimanche, jour où des migrants du Bangladesh l’investissent en nombre (Kassatly et al., 2016). Car la présence importante et pérenne de migrants dans les villes, notamment sur le pourtour méditerranéen, provoque une multiplication des espaces de rencontre entre des populations d’origines différentes et l’apparition de lieux de centralités migrantes. Le Liban est concerné par ces évolutions des espaces publics qui provoquent l’émergence de figures inédites du côtoiement. Le marché de Sabra constitue un lieu de regroupement des migrants asiatiques et présente ainsi un caractère pluriethnique. Il compte de nombreux bouchers et vendeurs de fruits et légumes palestiniens, syriens et libanais. Or, depuis 2011, des Bangladais – nouvellement arrivés en nombre au Liban – investissent ce marché avec leurs propres commerces constitués de légumes asiatiques, poissons de rivière, épices, produits de beauté, etc. Ils installent leurs étals de fortune devant les échoppes et les charrettes à bras des marchands locaux, créant des cohabitations inédites dans un lieu saturé, autant par la présence humaine que par les significations hétérogènes que chacun y dépose. L’analyse relationnelle du marché de Sabra met en exergue l’imbrication des catégories : ce qui est « déjà là » en termes de préjugés et représentations d’autrui est amalgamé avec les ressources communicationnelles déployées au long des cheminements incertains de la découverte de l’autre. Il s’agit alors d’évaluer ce que l’élucidation des interactions doit à la dynamique de leur réalisation, car le rapport social asymétrique entre les installés et les migrants peut être atténué dans le flux des interactions et des perceptions réciproques. Les premiers doivent composer avec la présence des Bangladais dont ils perçoivent l’emprise dans le flux sonore et visuel du marché. La prise en compte de ces réévaluations nécessite de déplacer le poids de l’analyse du domaine structurel, juridique, social et économique qui détermine les statuts au domaine de la coprésence en situation de perceptions réciproques, où les acteurs se dotent d’accroches sensibles et sociables, « sur place ». Ils élaborent ainsi des formules du contact au moyen desquelles ils œuvrent à la réduction de l’étrangeté. L’attention pour les côtoiements urbains met alors en évidence le caractère processuel et dynamique des environnements dans lequel la position sociale des acteurs et leur mode sensible de présence s’entrelacent en permanence.