Le développement urbain durable (DUD) s’inscrit dans l’héritage de l’écologie urbaine et a été inventé au plan sémantique par le rapport Brundtland rédigé par les Nations unies en 1987. Le concept propose une intégration des enjeux sociaux, environnementaux et économiques du développement et de la gouvernance territoriale. À l’inverse de l’Europe, au sud et à l’est de la Méditerranée, le DUD, à l’exclusion des pays du Golfe que l’on ne traitera pas ici, ne se diffuse pas, ou très peu, à la fois à l’échelon régional et par l’échelon régional. Les processus que reflètent les « traductions » nationales du concept et le blocage de sa diffusion à l’échelle régionale sont au moins de trois ordres : une monopolisation du DUD par les États, la quasi-absence de diplomatie des villes et un éco-activisme éclaté qui ne débouche pas sur des réseaux de pression forts.
Le DUD pour (re)légitimer les régimes en place
Les États arabes n’ont pas attendu le Sommet de Rio, en 1992, pour prendre conscience de l’importance des questions environnementales. De façon certes très inégale selon les pays, les politiques portant sur l’environnement urbain existent depuis plusieurs décennies, par exemple au Maroc et en Tunisie dès les années 1970, ou en Égypte et Syrie depuis les années 1990-2000. Dans cette période d’appropriation, le DUD a clairement constitué une ressource que les États monopolisent. Tout d’abord, il a donné lieu à une véritable (pré)institutionnalisation dans les pays arabes méditerranéens qui touche avant tout les acteurs étatiques avec la constitution d’entités techniques publiques : création de ministères de l’Environnement, d’agences publiques sectorielles (agences pour l’efficacité énergétique, les déchets, l’énergie solaire, etc.) et d’opérateurs privés ou parapublics chargés d’aménagement, de construction et/ou d’exploitation de services urbains environnementaux comme la Lydec au Maroc, la Société du réaménagement du littoral de Sfax ou encore la Cairo Cleaning and Beautification Agency. Ces nouvelles institutions ont été chargées de l’élaboration de stratégies nationales de développement durable qui, selon les pays, sont à dominante environnementale ou mettent l’accent sur la lutte contre la pauvreté. Elles sont également en charge de l’élaboration de stratégies nationales sectorielles « vertes » : Plan vert, cadre stratégique sur l’énergie, stratégie de mobilité durable, etc. Ensuite, l’agenda du DUD a souvent été fortement soutenu par l’engagement personnel du chef de l’État concerné et son entourage proche. Au Maroc, le roi Mohammed VI incarne le DUD en personne sur différents dossiers et par le biais de divers canaux : élaboration de la Charte royale et nationale du développement durableen 2009, soutien de fondations liées au roi, activisme royal autour d’actions labellisées durables. Le développement durable y sert de « parapluie » pour rassembler de façon extensive les enjeux de lutte contre la pauvreté, de changement climatique, de mise à niveau des territoires et des bidonvilles, etc. En Tunisie, l’ex-président Ben Ali, dès la fin des années 1990, a inauguré en personne bon nombre de boulevards de l’Environnement ou de boulevards de la Qualité de la vie; un marketing environnemental extrêmement rôdé et fortement identifié au régime déchu en 2011. Enfin, depuis la fin des années 2000, des projets d’urbanisme durable ont été lancés avec l’appui très médiatisé des chefs d’État. À l’échelle du pourtour méditerranéen, le Maroc est, en nombre, le « champion » des projets urbains labellisés « durables » : ville nouvelle de Chrafate de l’opérateur Al Omrane ; éco-cité Zenata pilotée par la Caisse de dépôt et de gestion ; ou encore ville verte de Benguérir aménagée par l’Office chérifien des phosphates.
Une « diplomatie des villes » inexistante
à l’échelle régionale sud-méditerranéenne
Alors qu’elle pourrait permettre une régionalisation des échanges sur le DUD, la « diplomatie des villes » via des réseaux de villes (associations, plates-formes, coalitions, alliances, etc.) est quasi inexistante à l’échelle de la rive sud-méditerranéenne. Comment l’expliquer ? Tout d’abord, il y a toujours peu de villes pionnières en matière de DUD dans cette région. Certes, les initiatives environnementales locales ne sont pas absentes, notamment en Tunisie, au Liban ou au Maroc ; elles sont en revanche moins médiatisées en Égypte ou en Syrie, sauf lorsqu’elles sont soutenues par des programmes d’agences étrangères, allemandes ou italiennes notamment. Les Agendas 21 locaux ont ainsi été expérimentés dans quelques municipalités pilotes en Tunisie et au Maroc. En Tunisie, seule la municipalité de Sfax a innové : elle a élaboré une stratégie urbaine pour le Grand Sfax (étape pour aller vers une forme d’intercommunalité, ce qui n’était pas prévu par la loi avant la « révolution ») ; des politiques et projets visant la dépollution industrielle (la décontamination du littoral de Taparura en plein cœur de Sfax), la réhabilitation urbaine de la vieille ville (médina), et l’accompagnement de l’étalement urbain dans les quartiers périphériques. En Tunisie toujours, des municipalités situées dans des territoires périphériques, comme Kélibia dans le Cap Bon ou Tozeur et les communautés des oasis de montagne au sud, ont initié des projets de gestion participative. C’est, par exemple, le cas de Kélibia quartier durable, soutenu par le Fonds pour environnemental mondial et porté par la municipalité et une association locale. Mais dans l’ensemble, le DUD ne figure pas au premier plan des politiques des autorités locales de la région. Or, l’absence de ville-modèle, ou d’exécutifs municipaux volontaires et actifs, pèse dans la structuration de réseaux nationaux et transnationaux qui permettrait de construire un plaidoyer autonome vis-à-vis des politiques nationales et de la tutelle des États. Dans le monde arabe, aucune ville ne s’est encore nettement distinguée sur la scène internationale, même si des innovations sont à l’œuvre à Amman : conception, en 2017, d’une stratégie de résilience urbaine, priorités mises sur les mobilités durables et la gestion intégrée des déchets par la Greater Amman Municipality ; à Saïda, conception d’un plan stratégique intégré en 2014, incluant la réalisation d’une trame verte et bleue, la réhabilitation du front de mer, la poursuite de la mise à niveau du centre ancien ; ou, encore, à Sfax, dépollution industrielle du front de mer, remise à niveau des services urbains et projet de tramway. La transmission des politiques et compétences [policy transfer] du niveau central à celui des autorités locales est, dans ce processus, la principale difficulté et le défi des pays de la région. En effet, si l’on considère que les autorités locales sont, par subsidiarité, les plus à même de formuler et de mettre en œuvre leurs politiques publiques locales, dont celles du DUD, elles sont encore trop peu réalisées et renforcées dans leurs capacités. Les acteurs internationaux ont pu tenter de forcer la main à certains régimes en visant des projets portés par des collectivités locales (conditionnalité mise au montage d’une opération), avec des fortunes contrastées. Le projet Tunis-Sijoumi cité durable a lamentablement échoué au début des années 2000, alors que le Programme des Nations unies pour le développement, Villes durables, avait l’ambition de placer la municipalité de Tunis comme maître d’ouvrage d’un projet de réhabilitation environnementale et urbain autour de la sebkha Sijoumi (site aquatique sensible au sud de l’hyper-centre). Les résistances au niveau central sont réelles. Ce tableau est toutefois à nuancer : les villes marocaines et libanaises tirent sans doute mieux leur épingle du jeu, compte tenu d’un cadre de compétences municipales mieux reconnues. Au Maroc, par exemple, une ébauche de réseau de villes autour des questions de DUD a démarré : Chefchaouen est ainsi à la tête de l’Association Éco-villes marocaine qui reflète une situation plus avancée du pays en termes de décentralisation. Toutefois, cette amorce n’a pas diffusé au-delà du royaume chérifien. Enfin, la mise en réseau entre villes des différents pays de la région sud-méditerranéenne est très faiblement formalisée et elle se résume à des rencontres ponctuelles lors de séances plénières de colloques régionaux ou internationaux.
Un activisme environnemental éclaté
La littérature montre que les éco-activistes, et parmi eux les éco-activistes « mondialisés » qui envisagent leur action de façon transnationale, sont des passeurs de changement. Cette catégorie d’acteurs incarne le visage du DUD « d’en bas », avec une dimension contestataire souvent présente dans les conflits environnementaux ou dans l’affirmation d’un « droit à la ville ». Les réseaux de mobilisation et d’action ont une forte dimension transnationale. Au début des années 2000, sur un panel de 248 ONG internationales environnementales qui opèrent dans 56 pays, des recherches ont montré le caractère transnational de ces nouveaux réseaux. Toutes choses égales par ailleurs, on ne trouve pas d’équivalents sur la rive sud-méditerranéenne aux réseaux transnationaux tels qu’Asian Cities Climate Change Resilience Network ou, en Europe, Énergie-Cités.
En Méditerranée arabe, les éco-activistes existent à l’échelle de chaque pays, mais ils ne développent pas d’actions d’ampleur régionale. On peut distinguer deux générations d’ONG et d’associations. La première remonte aux décennies 1980-1990. Elle s’est positionnée sur les créneaux traditionnels de l’environnement urbain (déchets, pollution de l’eau, qualité de l’air). La seconde, depuis les années 2000, porte des problématiques plus à la mode telles que le changement climatique, le genre, les énergies renouvelables, les mobilités alternatives. Ces deux générations se côtoient et se rencontrent, notamment au Caire où, même dans une mégapole de cette taille, les éco-militants constituent un tout petit microcosme. À côté d’un street environmentalism, désignant un mouvement d’occupation de l’espace public pour des causes environnementales, d’ancrage très local, quelques réseaux dans la région étudiée font se rencontrer les activistes, ainsi 350.org ou Solar Cities. Mais les échanges sur Internet et les réseaux sociaux, qui sont importants et dépassent les frontières des pays, ne débouchent pas sur des mobilisations régionales et se limitent à des échanges d’expériences et d’idées. Dans sa dimension contestataire, le développement durable urbain s’illustre ainsi par de trop rares initiatives de la société civile, même si, une fois encore, les exemples libanais et marocains nuancent le tableau, bien qu’ils restent confinés à une géographie nationale. Même si, pour l’heure, les printemps arabes de 2011 n’ont toujours pas modifié en profondeur l’équilibre des pouvoirs, la Tunisie et le Maroc sont deux pays à suivre pour mesurer si, et comment, à l’épreuve du pouvoir, les régions (au Maroc) et les municipalités (en Tunisie) vont prendre en charge le DUD comme ressource politique et référentiel d’action locale pour asseoir leur légitimité et modifier leurs modes de faire du politique.