L’urbanisation accélérée des XXe et XXIe siècles est indissociable d’une utilisation croissante d’énergie. Au Maghreb et au Moyen-Orient, l’énergie reine a certainement été le pétrole, qui a déterminé la création de villes nouvelles sur les sites d’extraction et contribué dans les pays exportateurs à l’émergence de paysages urbains exaltant la richesse et des modes de consommation effrénée. Malgré cette exubérance énergétique localisée, les usages et les paysages énergétiques des villes arabes sont aussi marqués par les inégalités et les pénuries. L’injonction mondiale à la transition vers des énergies faiblement carbonées s’inscrit difficilement dans les politiques urbaines, en dépit de quelques réalisations emblématiques.
Les villes du pétrole
Le pétrole a totalement bouleversé le visage des villes des pays où sa découverte a fourni aux États des revenus massifs grâce à son exportation. Le pétrole a d’abord suscité la création de villes nouvelles, logeant le personnel chargé de son exploitation. Ahmadi, au Koweït, a été créée en 1946 par la British Oil Company. La ville est structurée selon une stricte hiérarchie sociale et ethnique séparant les cadres anglais (à l’origine) des employés intermédiaires de l’administration (nationaux ou, au départ, palestiniens, libanais ou égyptiens) et des ouvriers étrangers, à l’origine arabes, aujourd’hui asiatiques. De même, dans le nord de l’Arabie saoudite, l’exploitation du pétrole a suscité l’émergence d’un nouveau paysage urbain et chamboulé les hiérarchies et les normes sociales, un processus magnifiquement dépeint par le romancier Abdel Rahman Mounif dans ses Villes de sel. C’est également le cas, avec des spécificités selon les contextes locaux, des villes de l’exploitation des hydrocarbures en Algérie (Hassi Messaoud) ou en Libye.
La transformation complète du paysage urbain des villes du Golfe est la conséquence directe des revenus tirés de la vente d’hydrocarbures, particulièrement importants à partir de 1973. L’exemple de Koweït permet de distinguer plusieurs périodes dans cette mutation : à la fin des années 1950, la médina est très largement démolie, les anciennes murailles sont remplacées par de larges voies autoroutières tandis que des bâtiments modernes, en béton, de six à dix étages, à vocation administrative ou commerciale, sont édifiés au milieu des terrains dégagés qui deviennent de vastes parkings. Les familles expropriées reçoivent des parcelles de 400 m² sur lesquelles elles bâtissent des villas dans des lotissements desservis par la voiture individuelle. Devenu une norme sociale non négociable, cet habitat engendre un étalement urbain considérable, une gigantesque congestion automobile et, aujourd’hui, une pénurie de logements pour les jeunes ménages. Après l’invasion irakienne de 1990, la ville de Koweït cherche à relancer son économie et favorise la construction d’une nouvelle génération de tours qui s’implantent dans le centre-ville, sur le modèle de l’urbanisme débridé de Dubaï et d’Abu Dhabi, dans un paysage ponctué de shopping malls où les grosses cylindrées sont omniprésentes.
Si spécifiquement pétrolier que soit cet urbanisme, il ne doit pas faire oublier que toutes les villes arabes contemporaines sont filles du pétrole et des hydrocarbures, à travers la place essentielle qu’occupe l’automobile dans les transports ainsi que par le développement de l’électricité, qui est en très grande proportion produite en brûlant des hydrocarbures. On assiste ainsi à la multiplication des usages électriques, de l’éclairage domestique et public à la publicité, des ascenseurs et des réfrigérateurs à la climatisation, en passant par la télévision et l’informatique. À la différence de nombreuses villes d’Asie, d’Amérique latine et, plus encore, d’Afrique subsaharienne, l’électrification des villes arabes est pratiquement partout achevée, sauf au Yémen. Seuls quelques bidonvilles restent à l’écart du réseau et encore, les opérateurs poussent souvent à leur intégration à travers des programmes de régularisation visant à éviter les branchements illégaux et dangereux pour la stabilité de l’alimentation, comme l’ont fait les entreprises Lydec à Casablanca ou STEG pour les quartiers non réglementaires des villes tunisiennes. Cette couverture quasiment universelle n’empêche pas que les usages de l’énergie soient un marqueur très clair des inégalités de richesse dans la ville, comme l’illustrent les lacunes de l’éclairage public dans nombre de quartiers populaires, ou les variations du niveau d’équipement des ménages.
Pénuries énergétiques urbaines
De surcroît, la croissance très soutenue de la demande d’électricité, qui accompagne la concentration et l’extension urbaines, dépasse celle de la production, ce qui cause dans de nombreux pays et villes des délestages électriques, parfois chroniques. Cette situation atteint un point culminant au Liban, particulièrement dans les banlieues et les villes secondaires, privées d’électricité près de douze heures par jour depuis 2008, tandis que la ville-centre de Beyrouth ne subit que trois à quatre heures de coupure quotidienne. De ce fait, depuis la guerre civile, le paysage électrique s’est complexifié avec le développement d’abonnements commerciaux à des générateurs de secours, à l’échelle de l’immeuble ou du quartier, un service informel mais toléré auquel ont recours plus de 70 % des ménages libanais, malgré son coût. Les rues sont traversées par un écheveau dense de câbles électriques, peu régulé par les municipalités, qui aboutissent à des disjoncteurs limitant la puissance. À heure fixe, le vrombissement de ces moteurs alimentés au diesel envahit l’espace sonore tandis que l’air est imprégné de leur odeur et de leur pollution caractéristiques. Pour des raisons à chaque fois spécifiques, les villes irakiennes, Gaza et plus récemment les villes syriennes subissent également un rationnement chronique et ont vu se développer des systèmes alternatifs similaires.
Une transition énergétique pour les villes arabes ?
À l’heure où le changement climatique conduit à une large mobilisation en faveur d’une transition énergétique bas-carbone, où les représentants des plus grandes villes mondiales jouent un rôle de premier rang, l’énergie du soleil et du vent constitue-t-elle une solution dans les villes du Maghreb et du Moyen-Orient ? Quelques initiatives, dont la plus notable est le projet Masdar City à Abu Dhabi, illustrent une telle orientation. Ambitionnant la construction d’une ville neutre en carbone, ce quartier de la capitale émiratie combine l’usage de l’énergie solaire, de techniques architecturales inspirées de l’urbanisme traditionnel des villes arabes – comme la protection des rues et des ouvertures contre le soleil ou la circulation de l’air –, et des transports électriques semi-collectifs, auxquels s’ajoutent des technologies très avancées d’isolation et d’optimisation des consommations. Mais la crise de 2008 a retardé sa mise en œuvre, qui reste limitée à quelques hectares aujourd’hui, et conduit à une révision à la baisse des objectifs préalablement affichés. Plus largement, la frénésie urbaine des villes du Golfe ne subit guère de pause, entre la verticalisation des centres d’affaires et l’étalement de l’habitat individuel couplés à l’usage intensif de l’automobile, en large partie parce que les ressources énergétiques et hydriques restent très fortement subventionnées.
Le poids croissant des subventions aux énergies fossiles suscite pourtant des prises de conscience au sein des gouvernements : d’une part, elles accentuent le poids financier des importations énergétiques dans les pays dépendants en énergie ; d’autre part, elles pèsent lourd dans les dépenses sociales des pays producteurs et induisent la consommation de ressources qui pourraient constituer des revenus dans le futur. Malgré la baisse régulière des coûts des énergies renouvelables, les firmes nationales d’électricité, très soucieuses de sécuriser l’approvisionnement énergétique, continuent d’investir dans des technologies éprouvées dont elles ont l’expertise, même si elles se diversifient vers le gaz naturel, voire le charbon (Maroc, Émirats) ou le nucléaire (Émirats). Seuls le Maroc, la Jordanie et les Émirats arabes unis ont commencé à exploiter des unités de production électrique d’origine renouvelables, mais dans des proportions qui restent modestes. Des réseaux urbains de gaz naturel sont construits au Caire, à Istanbul, dans les villes tunisiennes et algériennes, avec l’idée de diminuer les consommations de gaz en bouteille fortement subventionné, une évolution pilotée par les gouvernements, les compagnies nationales et les bailleurs de fonds internationaux. Dans les villes, les exécutifs disposent de peu d’autonomie et de moyens limités, tant financièrement qu’en expertise, ce qui entrave leur capacité de conception d’une transition bas-carbone. De plus, les mouvements sociaux urbains sont peu mobilisés sur les enjeux du changement climatique et des énergies vertes, et cherchent d’abord à obtenir une alimentation régulière et accessible financièrement, ou bien se préoccupent des questions de pollution. Le coût de l’énergie, de même que les pénuries d’électricité ou de gaz, sont devenues, depuis le milieu des années 2000, un sujet de protestation qui symbolise et agrège les multiples formes de défiance des citadins à l’encontre de leurs gouvernants. Ce fut flagrant dans les manifestations contre le président Morsi en 2012, en Jordanie la même année ou, en 2018, dans la région de Basrah en Irak. Au-delà des discours valorisant le soleil, la transition énergétique brille par son absence dans les villes arabes, mais la question énergétique devient de plus en plus une question urbaine.