Figure centrale du capitalisme, l’entrepreneur a connu plusieurs avatars dans les sciences sociales. L’articulation entre villes, citadinité et industrie a fait le lit d’une réflexion permanente mais inégale, en particulier en Europe et en Amérique du Nord, nourrie notamment par l’approche marxiste, l’attention portée aux mondes ouvriers, aux rapports de production et à la marchandisation du sol. L’entreprise y occupe une place singulière, tout comme son capitaine. Les sociétés urbaines du Maghreb et du Moyen-Orient offrent de ce point de vue un éloquent poste d’observation, réactualisé par les travaux les plus récents sur le droit à la ville, les effets territoriaux et spatiaux des mutations du capitalisme, la financiarisation des économies, les logiques de désindustrialisation, la reconversion du salariat, tout comme les délocalisations et relocalisations de la production.
Citadins extra-ordinaires ?
Ce que l’on a appelé, avec une pointe d’ironie, « l’entrepreneurologie » des années 1990 au Maghreb et au Moyen-Orient, a mis la lumière de façon finalement éphémère – le temps d’une décennie – sur un groupe d’acteurs mal définis sur lequel fut projetée une série d’hypothèses indexées sur le train de réformes accompagnant les plans d’ajustements structurels, de privatisations et de libéralisation sous contrôle des économies de la région. Les analyses structuralistes, attachées à la question de la dépendance, qui doutaient des compétences et de l’autonomie de bourgeoisies compradores et clientélisées par des États décrits comme « néo-patrimoniaux », cédèrent le pas à des approches élitistes et individualistes. Plus déductives qu’inductives, elles se tournaient vers ce qui devait advenir : à la lecture de ces travaux, la dérégulation annoncée des circuits de redistribution des rentes devait – selon les réformateurs – contribuer à l’émergence de nouveaux acteurs moins dépendants, capables de s’indigner d’être lésés par la réforme ou de s’organiser collectivement pour en tirer profit (Gobe, 2006). C’est par exemple la perspective qu’adopta Saïd Tangeaoui (1994) qui envisagea le scénario d’une « révolution bourgeoise » au Maroc. Les chantres du néolibéralisme annonçant le « crépuscule de la bourgeoisie d’État », sur qui le soleil allait-il se lever (Waterbury, 1991) ? Si des travaux montrèrent comment le politique « s’entrepreneurisait » (Catusse, 2008), et notamment dans les espaces urbains dont les réformateurs proposent qu’ils soient gérés ou managés comme des entreprises – c’est finalement le propos de la « bonne gouvernance urbaine » et de l’idéologie territoriale qu’elle porte –, reste que les cartes ne se redistribuèrent que parcimonieusement, sans rupture majeure en termes d’émergence de contre-pouvoirs économiques. « L’entrepreneur » figure finalement davantage comme une catégorie allégorique chargée de sens et d’attentes, notamment dans le langage émique, que comme un concept opératoire des sciences sociales. Cependant, en centrant le regard à l’échelle des territoires, des pratiques et des transformations localisées des citadinités, deux questionnements au moins ont travaillé la recherche urbaine, et continuent à le faire, en mettant en jeu, explicitement ou implicitement, les acteurs de l’entreprise.
En attendant Godot, l’industrialisation des villes
Si l’entrepreneur apparaît comme un acteur éphémère de l’analyse de l’urbanisation des sociétés du Maghreb et du Moyen-Orient, la recherche s’est néanmoins penchée sur les mondes de l’entreprise dans les villes de la région et l’économie de leurs sociétés. La thèse d’Abdelkader Kaioua, publiée en 1997, sur le développement industriel de Casablanca, figure parmi les enquêtes les plus fines de la façon dont les mondes industriels ont façonné, bien au-delà des murs de l’usine, une société urbaine en expansion : un ordre usinier et ouvrier, des modes d’habitat – y compris les bidonvilles dans certaines friches – et l’organisation de quartiers, une économie de la spéculation foncière et un patronat qui s’enracine dans la ville nouvelle. D’autres monographies ont documenté, par exemple à Sfax (Denieuil, 1992), comment des régimes locaux de développement et des styles d’entrepreneuriat ont pu combiner des formes d’entrepreneuriat et la mobilisation de ressources et de dynamiques territorialisées, y compris sous l’angle des districts industriels. Ces recherches trouvent un écho indirect dans d’autres travaux tels que ceux d’Ali El Kenz sur le complexe sidérurgique algérien d’Al-Hadjar (1986) ou, plus tard, ceux de Myriam Ababsa (2010), sur le grand projet de l’Euphrate dans la ville de Raqqa, en Syrie. Ces derniers se consacrent, de fait, à des projets d’États emblématiques, qui tissent des territoires et travaillent la morphologie non seulement physique mais aussi sociale de villes, qui se (trans)forment par le rôle majeur qu’y joue le projet industriel ou la politique des grands travaux. Point d’entrepreneurs, en tant que tels, dans la perspective qu’ils choisissent. L’État investit, les cols blancs côtoient les bleus de chauffe qui s’adressent principalement aux pouvoirs publics en matière de revendications. Dans tous les cas, l’organisation dans l’entreprise et les rapports professionnels – qui ne se réduisent pas à un face-à-face patronat-ouvrier, ni au modèle salarial – traduisent des formes de subjectivité qui s’enracinent dans des sociabilités complexes, les identités au travail se branchant à d’autres appartenances que celles forgées par l’activité économique, à des rapports de genre ou intergénérationnels, à des clivages ethniques et à des relations à géographie variable aux territoires. En ce sens, l’attention renouvelée après 2011 aux mondes du travail au Maghreb et au Moyen-Orient réactualise ces approches et enrichit la réflexion de la décennie 1990 sur les « entrepreneurs » abordée sous l’angle principal de leurs propres rapports aux autorités publiques : non pas en les considérant comme des acteurs sans histoire, sans territoires, moteurs par leur destruction créatrice et leurs investissements d’une révolution bourgeoise, mais en prêtant attention aux relations qui se jouent dans et hors de l’entreprise entre propriétaires, investisseurs, patrons, employés, ouvriers, voire demandeurs d’emplois.
Notables et patrons : l’entrepreneurisation des villes
En effet, un autre questionnement déterminant des études urbaines s’est enrichi et a nourri en retour la réflexion autour de l’entrepreneur au Maghreb et au Moyen-Orient : l’important travail mené à partir des années 1990 et 2000 sur les pouvoirs locaux, dans le contexte de politiques affichant des objectifs de décentralisation, s’est à la fois rapidement affranchi d’une naturalisation de la catégorie des « entrepreneurs » et s’est fortement interrogé sur ce qui pouvait apparaître comme une « entrepreneurisation » des villes. Il s’agit de montrer comment les pratiques et modes de gouvernement urbains – y compris ceux de municipalités islamistes (Signoles, 2009) – puisent dans des registres de légitimation et d’action empruntés aux mondes de l’entreprise. Et de mettre en retour l’accent sur la façon dont les scrutins locaux qui se pluralisent, sous contrôle, à partir des années 1990, sont le sillon d’un renouvellement des notabilités, où les patrons tiennent les premiers rôles. Aziz Iraki a décrit dans sa thèse (2003) l’émergence de nouveaux notables dans les petites et moyennes villes marocaines, en montrant le rôle privilégié qu’y joue l’entrepreneuriat local. Des formes inédites de leadership s’expriment à partir de deux activités : l’investissement économique localisé, notamment celui d’employeurs et de propriétaires fonciers, et la « gestion » urbaine, qui s’élabore dans ce cadre, interagissent et intercèdent avec le personnel d’autorité et les services techniques chargés de l’urbanisme. Au-delà de la figure de « l’entrepreneur », c’est finalement une sociologie des logiques de patronage, dans tous les sens du terme. Elle se réactualise dans la décennie 2010, s’affranchissant des lectures culturelle et modernisatrice dont le « clientélisme méditerranéen » a pu faire l’objet dans les années 1970-1980, pour mettre davantage l’accent sur l’économie morale qui lie patrons et clients.
Finalement, les citadinités qui se forgent dans les relations au sein et autour de l’entreprise, qu’illustrent les fortunes plurielles de la figure de « l’entrepreneur » au Maghreb et au Moyen-Orient, se confrontent à de nouvelles grandes transformations dans les villes de la région : logiques de désindustrialisation, de financiarisation – et de dépersonnalisation – des actifs, délocalisation de la production contribuent à bouleverser substantiellement les mondes de l’industrie, ceux de l’entreprise comme ceux des tissus urbains qui les accueillent.