À travers la démarche de projet, les métropoles et les grandes villes arabes ont fait le choix de s’inscrire dans les enjeux de la mondialisation. Désormais, il s’agit pour ces territoires complexes et stratégiques de capter les flux d’entreprises et de capitaux, vecteurs de modernisation urbaine et accélérateurs du tourisme. Financés de l’extérieur et/ou influencés par une approche technico-financière prenant ses modèles à l’étranger, les grands projets se sont multipliés dans les pays arabes depuis la première moitié des années 2000, bouleversant les règles du jeu de la fabrication urbaine locale.
Diversité typologique des grands projets
Le gigantisme et la démesure caractérisant les grands projets au Maghreb et au Moyen-Orient sont à l’origine de leurs différentes appellations : « méga-projet », « super-projet », « projet royal » ou encore « projet présidentiel ». Les auteurs de l’ouvrage intitulé Territoire(s) et politique(s) dans les périphéries des grandes villes du Maghreb (Signoles et al., 2014) ont pu identifier sept types de grands projets urbains générés (directement ou indirectement) par la mondialisation :
1. Les espaces récréativo-touristiques et l’urbanisme des fronts d’eau : il s’agit des projets les plus marquants symboliquement. Ce sont eux qui semblent les plus à même de modifier en profondeur l’image des capitales et grandes villes du Maghreb dans les deux décennies à venir et de les rapprocher des « modèles » que peuvent être Dubaï ou Beyrouth.
2. Les nouvelles centralités commerciales, tertiaires et résidentielles (hors fronts d’eau) : elles participent de projets qui visent à créer de nouveaux pôles de centralité commerciale et de services. Elles sont essentiellement situées dans les « beaux quartiers » résidentiels de la périphérie (El Menzah et El Manar à Tunis, Hay Riad à Rabat et Sidi Maârouf à Casablanca).
3. Les technopôles et autres pôles économiques (notamment à Tunis, Alger et Nouaceur, ce dernier étant situé à proximité de l’aéroport international Mohammed V de Casablanca).
4. La reconversion de friches et la revitalisation de zones dégradées (zone industrielle de Safi ou reconversion programmée du site de l’ancien aéroport d’Anfa à Casablanca).
5. Les grands équipements et les infrastructures de transport (lignes de métro-léger à Tunis, métro et tramway à Alger, tramway à Oran, Casablanca et Rabat).
6. Les projets à caractère symbolique et de prestige : initiés le plus souvent par les chefs d’État (Grande Mosquée Hassan II de Casablanca, Grande Mosquée d’Alger, Bibliothèque nationale de Rabat).
7. Les villes nouvelles (notamment Tamesna et Tamansourt au Maroc, Hassi Messaoud, El Ménéa et Boughezoul en Algérie).
La « ruée » des investisseurs des pays du Golfe
et la privatisation de la maîtrise d’ouvrage
Le point commun de ces grands projets est l’implication d’investisseurs des pays du Golfe, en particulier ceux en provenance des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite tels qu’Emaar, Sama Dubaï, Boukhatir, Al Baraka, Al Maâbar International Investments Company, etc.
La ruée de ces investisseurs, focalisés principalement sur les secteurs de l’immobilier et du tourisme, s’est intensifiée à partir des années 2000 en raison de la hausse des prix pétroliers, qui gonflent les recettes des pays producteurs dans des proportions énormes, et des effets du 11 septembre 2001, qui ont conduit au retrait d’une partie des investissements arabes hors des pays occidentaux (Barthel, Verdeil, 2008). L’intégration de ces investisseurs privés a donné naissance à de nouveaux modes de portage de projets dans le cadre d’un partenariat sous contrôle public. Par souci d’efficacité et pour remédier aux dysfonctionnements de la planification urbaine « classique », le portage des grands projets s’est sophistiqué avec l’évolution du rôle des sociétés d’économie mixte (SEM), l’émergence de nouvelles holdings et la mise en place de structures dédiées pour la conduite de projets particuliers.
À cet effet, la création en 1983 de la Société de promotion du Lac de Tunis (SPLT) représentait un exemple alors inédit d’une SEM associant le groupe saoudien Al Baraka et l’État. Créée à Beyrouth en 1994, la société foncière Solidere, chargée de la reconstruction de centre-ville, est entièrement privée. Quant à la société Al Manar, fondée en 2004 pour la réalisation de la marina de Casablanca, il s’agit d’une SEM associant Sama Dubaï et la Caisse de dépôt et de gestion du Maroc. Enfin, pour l’aménagement de la vallée du Bou Regreg à Rabat, une agence a été instituée en 2005 en tant qu’établissement public bénéficiant d’un transfert important en sa faveur des champs de compétences des autres institutions (collectivités locales, Agence urbaine).
Le recours à la dérogation et la marginalisation
des collectivités locales, des professionnels locaux
et de la société civile
Pour leur permettre de mener à bien leurs projets, les investisseurs arabes ont bénéficié de facilitations urbanistiques (dérogations) et financières (exonérations fiscales, accès aux crédits dispensés par les banques locales, etc.). Dans cette nouvelle architecture institutionnelle,l’État demeure bien l’acteur majeur de l’aménagement et de la gestion des villes, tunisiennes (Barthel, 2003) et marocaines (Mouloudi, 2015a) en particulier, au détriment des élus, professionnels locaux, associations et citoyens ordinaires, lesquels ne disposent que de peu de moyens pour prendre connaissance des projets, en mesurer les enjeux et peser sur des décisions qui engagent le devenir des agglomérations métropolitaines. La conséquence de ce rapport de force inégal est l’émergence de plusieurs conflits d’aménagement. Ces conflits ont conduit tous ceux qui étaient affectés par ces grands projets à utiliser une grande variété de moyens (sit-in, pétition, lobbying dans la presse, la radio ou la télévision, etc.) pour faire pression sur les décideurs. Ceci a contraint les maîtres d’ouvrage à accepter plusieurs solutions de compromis.
Un effort sans précédent en matière de marketing
Les supports de communication utilisés pour évoquer les grands projets d’aménagement se sont diversifiés, reflétant une amélioration significative dans les manières de communiquer les messages. Brochures, maquettes, clips vidéo sont désormais diffusés ou affichés sur les sites web des sociétés d’aménagement (nationales ou provenant des pays du Golfe) ou sur le site YouTube, où l’on peut repérer des vidéos réalisées par les sociétés de communication qui montrent les futurs projets de Tunis, Casablanca, Alger et Rabat en utilisant le procédé du rendering.
À travers ces supports, les aménageurs tentent de promouvoir leur action et de réduire les réactions. Il s’agit pour eux d’un moyen de se légitimer. Cette promotion-légitimation s’effectue par le biais de discours souvent « enflés », destinés essentiellement au monde extérieur et aux habitants de la ville. Les textes et l’iconographie qui les accompagnent visent surtout les catégories aisées, même si les plus modestes peuvent également être concernées par un discours qui met parfois en avant une certaine dimension sociale des projets, en matière d’équipements par exemple.
L’intérêt général malgré l’obsession financière ?
Même si l’objectif de retour sur investissement prime souvent dans la réalisation de ces grands projets, les maîtres d’ouvrage ont parfois tenté de concilier rentabilité et intérêt général. Dans le cas de la marina de Casablanca, la société Al Manar s’est engagée sur la réhabilitation de la médina qui jouxte la marina et, à la demande de la commune, l’aménageur a eu la charge d’intégrer un palais des congrès et un aquarium – non réalisés à ce jour – et d’effectuer les études pour le montage du financement et la délégation de gestion.
Dans le projet du Bou Regreg, l’Agence d’aménagement justifie les aménagements et infrastructures hydrauliques et portuaires réalisés (nouveau pont reliant Rabat et Salé, tunnel sous la falaise des Oudayas, marina et tramway) dans leur rôle d’intégration spatiale. De même, l’Agence compte sur la construction d’une cité des arts et métiers pour, notamment, préserver ce patrimoine immatériel à travers des équipements liés à la formation et au renouvellement du savoir-faire artisanal.
Enfin, un consensus a été établi entre experts, puis s’est vu relayé par le palais pour contextualiser au maximum les programmes immobiliers, compte tenu de la richesse patrimoniale des abords du site des opérations. Le Chellah, la Kasbah des Oudayas, les médinas de Rabat et de Salé sont les éléments-clés à l’agenda des restaurations programmées par l’Agence (Barthel, Mouloudi, 2009).