Ispahan, c’est la moitié du monde, dit le proverbe. Sur la vaste place de la « carte du monde » [naqsh-e jahân], la place royale, se croisaient jadis les marchands venus de Chine et les ambassadeurs venus d’Occident, sous le regard du roi qui, du balcon de son palais d’Ali Qapou, avait le sentiment de contrôler son royaume. Sur sa gauche, il voyait l’entrée du bazar, le cœur économique du pays ; vers la droite s’imposait le pouvoir religieux glorifié par le bleu des coupoles de la mosquée royale ; et, face au palais, il pouvait contempler la douceur profonde et subtile de la mosquée de Cheikh Lotfollah, un pur joyau de la culture persane. En descendant vers le « fleuve vif », le Zayandeh Roud, les jardins frais et les maisons nobles étaient rafraîchis par les madi, ces canaux qui irriguaient la plus grande oasis d’Iran.
Cette image idyllique fut longtemps la réalité. Ispahan fut, en effet, le cœur politique et magnifique, célèbre jusqu’en Occident, du nouveau royaume d’Iran reconstruit au XVIe siècle par la dynastie turque des Safavides. Cinq siècles plus tard, Ispahan a conservé sa magie. La lumineuse place royale et tout le centre historique, bien restauré, sont désormais parcourus par la foule joyeuse des touristes iraniens qui savourent et s’approprient cet héritage culturel qu’ils sont fiers de montrer aux touristes étrangers encore rares.
Mais depuis quelques années, derrière le décor de la place royale, les deux millions d’habitants de la métropole régionale actuelle sont blessés, inquiets, tristes et de plus en plus révoltés. Pour comprendre cette colère, il faut s’approcher des rives du Zayandeh Roud dont les eaux fraîches ont construit l’identité heureuse d’Ispahan. On voit d’abord les admirables ponts, les arbres, on sent la brise descendant de la montagne. Et puis le choc : la rivière a disparu. D’arides bancs de poussière, de sable et de gravier s’étendent d’une rive à l’autre. Pas une goutte d’eau. Imagine-t-on Paris sans la Seine, Budapest sans le Danube, Londres sans la Tamise ?
La ville éternelle d’Ispahan a été rattrapée par les contradictions et dynamiques de la métropole moderne. L’eau est désormais utilisée pour le confort des très nombreux habitants, pour les nouvelles industries, pour l’extension des terres cultivées et détournée pour ravitailler les villes du désert. Ispahan est donc asséchée. Mais Ispahan résiste : les soirs d’été, familles, jeunes et vieux, se retrouvent par milliers sur les rives du fleuve défunt, sous les arches des ponts, pour se promener, parler, respirer, chanter et même danser, comme pour dire au fleuve : « On ne t’oublie pas, tu vas revivre. »
Héritage culturel, essor technologique
et quartiers modernes
Réza Chah (1923-1941), qui a construit l’Iran actuel, avait envisagé de faire d’Ispahan sa nouvelle capitale, mais les puissantes ambassades étrangères finirent par lui imposer de rester à Téhéran. Tant mieux pour Ispahan qui put conserver son patrimoine historique et éviter de trop brutales restructurations à l’haussmannienne. Loin du pouvoir politique central pendant des décennies, les Ispahanais ont ainsi pu savourer et conforter l’excellence de leur prestigieux héritage. À Ispahan, on reste discret, on s’habille avec modestie, avec le voile traditionnel pour les femmes, on reste attaché aux traditions et la plupart des habitants ont gardé un réel respect pour le clergé chiite local qui est longtemps resté proche de la population. En novembre 1978, Ispahan est ainsi devenue la grande première ville gouvernée de fait par des comités révolutionnaires islamiques, en évitant des conflits trop violents avec la police du chah. Pour trouver l’âme d’Ispahan, il ne faut pas seulement admirer l’imposante mosquée royale, colorée et brillante, mais se laisser envoûter par les coupoles, les lourds piliers et les murs épais de l’antique et vaste mosquée construite par les Turcs Seljoukides au XIe siècle. Autour de cette « mosquée du peuple » [masjed-e jameh], les marchands du vieux bazar, les nombreux artisans et les habitants ordinaires d’aujourd’hui se sentent vraiment chez eux, loin des cris, du clinquant et du tumulte politique, culturel ou touristique.
Plus que conservateurs, les Ispahanais sont donc plutôt traditionnels, sans rejeter pour autant les innovations économiques ou sociales qui ont transformé leur ville. Durant la seconde moitié du XXe siècle, Mohammad-Réza Chah (1941-1979) a en effet voulu faire de l’ancienne capitale l’exemple d’une ville associant de façon heureuse le prestige de l’héritage culturel iranien et le développement industriel et technologique le plus moderne. La première aciérie iranienne fut ainsi construite à Mobarakeh avec le concours de l’URSS, la compagnie américaine Bell installa en 1975 son usine d’hélicoptères au nord de la ville et, surtout, après la création en 1974 de l’Organisation de l’énergie atomique d’Iran, c’est à Ispahan que furent édifiés les principaux centres de recherche et de traitement de l’uranium. La création en 1950 de l’université d’Ispahan, avec son vaste campus, symbolise la transformation sociale et culturelle de la ville, mais aussi sa mutation urbanistique.
Sur la rive droite du Zayandeh Roud se sont en effet développés les quartiers « modernes » proches de l’université et de l’ancien quartier arménien de Jolfa, s’opposant au centre historique et aux quartiers traditionnels de la rive gauche. Après la révolution de 1979, les villes de banlieue se sont développées sur des dizaines de kilomètres dans la vaste oasis agricole désormais rongée par l’urbanisation.
La crise hydrique d’Ispahan,
triste modèle d’un drame national
Pour ravitailler en eau leur nouvelle capitale, les Safavides avaient déjà détourné vers le Zayandeh Roud une partie des eaux du Karoun qui coulent vers la Mésopotamie. Bien plus tard, en 1953, le creusement du premier tunnel de Kouhrang (doublé en 1990), puis la construction en 1971 du barrage Chah Abbas ont permis d’apporter à la ville de grandes quantités d’eau et de réguler le débit du Zayandeh Roud dont les fortes crues de printemps et de fonte des neiges allaient se perdre dans la plaine marécageuse de Gavkhouni. Ce plan d’aménagement hydraulique, élaboré notamment par la société française Sogreah pour l’oasis d’Ispahan, fut, hélas, vite dépassé. Comment satisfaire aujourd’hui à la fois les besoins de l’agriculture, des nouvelles industries, de la métropole en expansion, des villes du désert desservies par d’immenses aqueducs et, surtout, assurer un débit minimum sous les ponts d’Ispahan pour le bonheur des habitants ? Coupures d’eau, rivières et marais asséchés, terres agricoles abandonnées, protestations et émeutes : Ispahan est devenu le symbole de la complexité et de la gravité de la crise hydrique à laquelle l’Iran tout entier doit faire face et qui exacerbe les tensions sociales et politiques.
Les bouleversements politiques et sociaux de ces dernières décennies n’ont pas épargné Ispahan. La République islamique a facilement renforcé la culture islamique traditionnelle des habitants de la vieille ville où les touristes étrangers ne font que passer. Ispahan a fourni de très nombreux cadres au nouveau régime et à l’armée des Gardiens de la Révolution. Cette situation a poussé la nouvelle classe moyenne, plus ouverte à l’international, à déménager sur la rive droite du fleuve où le tissu urbain est plus aéré et où le comportement des gens – et le vêtement des femmes – est moins soumis aux coutumes anciennes. Quant aux banlieues, mêlant ruraux, néo-citadins et anciens habitants de petits bourgs chargés d’histoire, elles forment un espace inconnu, un peu inquiétant.
Ségrégation urbaine ? Fracture sociale ? Conflit politique de plus en plus exacerbé ? Certainement. Mais ce serait oublier l’attachement de tous les habitants, de l’une et l’autre rive, au génie de leur ville. En s’appuyant sur la force de son héritage mais aussi sur la nouveauté de ses activités économiques et culturelles, la ville résiste à l’adversité, invente, se mobilise et proteste parfois. Pour s’en convaincre, il suffit d’aller partager le calme, la convivialité, la lucidité et la joie tranquille des foules qui se réunissent malgré tout, le soir, sur les berges du Zayandeh Roud à sec. À Ispahan s’affrontent toutes les composantes de la vie sociale et politique de l’Iran, mais dans le contexte d’une culture, plus vivante ici qu’à Téhéran, qui a toujours fait l’unité nationale du pays. De nombreux ponts réunissent les deux rives du Zayandeh Roud. Ispahan est la capitale secrète de l’Iran.