Jeunesses

À l’image de l’étrange cas du docteur Jekyll et Mr Hyde, la jeunesse apparaît comme une catégorie schizophrène des sciences sociales. Si, comme le proposait Pierre Bourdieu (1984) beaucoup s’accordent a priori sur ce qu’elle n’est qu’un mot, peu pertinente sociologiquement, elle demeure, néanmoins, une compagne de route pérenne de bien des boîtes à outils mobilisées pour décrire et chercher à comprendre des dynamiques sociales. Saisie par le démographe, le sociologue, l’historien ou le géographe, elle fait figure d’éternel Sisyphe, les problématiques qui lui sont associées se réactualisant avec les générations. La bicéphalie des représentations dominantes est frappante : au regard modernisateur, confiant aux jeunes hommes et femmes les rênes du lendemain, se conjugue, comme l’envers d’une médaille, une mise en garde répétée et structurante contre un « péril jeune ».

Sous les pavés, la plage. Les politiques de la jeunesse

Les sociétés du Maghreb et du Moyen-Orient n’échappent pas à la règle, bien au contraire. Alors que dans les années 2000, une bulle de jeunesse hisse la région au rang des plus juvéniles démographiquement parlant – 60 % des habitants de la région a moins de trente ans (UN-DESA, 2013) –, l’attention portée aux jeunes Arabes est tissée de contradictions. Le coup de projecteur suscité par les soulèvements de 2011 illustre cela, s’il en était besoin. Ces révolutions sont présentées, médiatiquement et politiquement, avant tout comme celles de jeunesses portées par leurs aspirations de démocratie, de justice sociale et de bien-être, qui rencontrent, au tournant des années 2010, les revendications mondialisées d’« indignés », remettant en cause non seulement des régimes vieillissants, paternalistes et autoritaires, mais aussi les logiques du néolibéralisme. C’est cette même génération qui est pourtant décrite comme une génération frustrée, en « attente » (Dhillon, Yousef, 2009) à l’instar des hittistes algériens [littéralement « ceux qui tiennent les murs »], voire « perdue » : ainsi est intitulé le rapport 2013 de l’Unicef consacré aux enfants syriens. Condamnés à un statut probatoire et moratoire (Bennani-Chraïbi, Farag, 2007) qui s’étire en longueur, ces hommes et femmes sont dépeints – et souvent gouvernés – comme d’éternels adolescents, sans solide autonomie faute d’emploi, de logement ou de conjoint. À la geste héroïque et révolutionnaire, se superpose ou s’interpose l’image tenace de perpétuels cadets politiques, peu politisés, prompts à la radicalité ou au terrorisme, et prédisposés à l’exil, réfugiés ou harraga sur des embarcations de fortune vers les horizons trompeurs d’une Europe peu accueillante. Les jeunes Arabes du XXIe siècle seraient, en ce sens, l’incarnation même du précariat décrit par Guy Standing en 2011. Une potentielle nouvelle classe dangereuse, dont les liens à l’État, mais également au capital, seraient d’une extrême fragilité. Les nombreux travaux de sciences sociales qui se sont penchés sur de jeunes hommes et femmes maghrébins et moyen-orientaux offrent pourtant de subtiles pistes pour comprendre ce qui se joue derrière ces paradoxes qui n’ont d’apparents que leur construction politique. Si l’appel d’air de 2011 a incontestablement insufflé un vent nouveau dans ces recherches, il faut souligner la façon dont l’histoire des jeunesses dans la région, de la construction de la notion, mais encore de ses rapports au politique, à la cité et à la ville, a nourri plusieurs générations de travaux. Il est d’ailleurs savoureux qu’un volume inspiré par les travaux de Pierre Signoles et Jean-François Troin consacre une rubrique à la question : si leurs recherches et celles qu’ils ont pilotées n’ont qu’incidemment rencontré cet objet (en particulier la thèse de M’hammed Idrissi Janati (2001), l’attention qu’ils ont portée eux-mêmes aux jeunes générations de chercheurs est primordiale et constante, et offre des outils de lecture propices à comprendre ce qui se joue derrière les formes politiques de la « jeunesse ».

Naturalisée, on l’a souligné, la jeunesse est un faible concept de sciences sociales, mais un puissant objet de politique. Elle homogénéise un groupe défini de façon biologique, arbitraire et politique (puisque des droits et des devoirs différenciés sont attachés à des âges de la vie, tels que le droit de vote, celui au mariage, le devoir de protéger la nation pour les conscrits, celui de répondre aux devoirs parentaux pour les aînés et les cadets). Elle invisibilise d’autres clivages sociaux qui peuvent pourtant s’avérer plus déterminants que les rapports intergénérationnels (par exemple les rapports de genre, l’accès différencié au patrimoine et au capital, les distinctions ethniques ou raciales). Ériger la « jeunesse » comme vertu politique – ainsi qu’ont pu le faire en leurs temps, les Jeunes-Turcs, les Officiers libres (Mouammar Kadhafi avait vingt-sept ans à son arrivée au pouvoir) ou encore plus récemment les chabab somaliens – présente plusieurs écueils, à commencer par celui d’entretenir le culte de la virginité politique et, en retour, d’ancrer le principe que la politique altère ; cantonner, par ailleurs, des questions publiques à des problèmes « de jeunes » euphémise leurs portées politiques et sociétales : « Il faut que jeunesse se passe. » Le chômage est-il un problème de « jeunes » quand, à l’échelle du Maghreb et du Moyen-Orient, qui affichent un taux record de chômage des 15-24 ans – 25 % d’entre eux en 2008 selon la Banque mondiale (2013), près de 30 % selon le PNUD (2014) –, 54 % de la population en âge de travailler est chômeuse ou active ? Quand trois femmes sur quatre en âge de travailler ne font pas partie de la population active, représentant ainsi 80 à 90 % de la population inactive de la région, tous âges confondus ? Ou encore quand les disparités d’accès à l’emploi en zone rurale et urbaine sont remarquables ? Face aux faiblesses des dispositifs de retraite, l’emploi des actifs les plus jeunes de la famille est, en tout état de cause, une problématique qui concerne leurs aînés au premier chef (Catusse, Destremau, 2017).

Coup de jeune citadin

Si les jeunes du Maghreb et du Proche-Orient ne sont pas tous des urbains, ils le sont désormais majoritairement, toujours selon des chiffres produits à l’échelle régionale qui écrasent nuances et écarts : 82 % en Jordanie, 67 % en Tunisie ou 41,5 % en Égypte, pour beaucoup dans des quartiers qualifiés d’« informels » ou de « bidonvilles » (Banque mondiale, 2013).

Ils sont, en ce sens, des citadins ordinaires, par qui les villes se font et pour qui elles sont faites, y compris dans les camps de réfugiés de Palestiniens depuis 1948, de Syriens aujourd’hui en Turquie, en Jordanie ou au Liban. Les travaux stimulants conduits par les urbanistes dans la région, et notamment – mais pas uniquement – « en périphérie », ont souligné les rapports complexes que cela noue au politique, au sens premier du terme. Les politiques ciblant explicitement les jeunes, depuis les indépendances, ont affiché d’ambitieux objectifs tout en mobilisant de faibles ou insuffisantes ressources. Les ministères de la Jeunesse et des Sports, nés dans les années 1950, le Conseil suprême pour la jeunesse en Égypte, les Maisons de la jeunesse en Tunisie et multiples organisations de jeunes et scouts dans la région, tout comme, dans les décennies 1990-2000, l’institutionnalisation de dispositifs tels que le Conseil national pour la jeunesse et l’avenir au Maroc (1990), sont apparus comme des montagnes accouchant de souris. Dotés de peu de ressources, ciblant essentiellement les jeunes hommes des villes, ils sont apparus au mieux comme des outils d’encadrement, au pire comme des coquilles vides aux effets d’annonce pernicieux (Catusse, Destremau, 2017). Les politiques de l’éducation ont nourri un sentiment de frustration relative, dont certaines interprétations font le ferment des contestations de 2011 et la figure du (jeune) diplômé-chômeur l’incarnation.

D’autres politiques locales, régionales et internationales ont eu davantage d’impacts sur les jeunesses arabes, notamment sous un angle sécuritaire : police des mœurs, police des frontières, police politique ont contribué à nourrir des formes autoritaires de gouvernement, qui affectent les générations les plus récentes, tout comme elles ont pu épuiser, ou révolter, leurs aînés. D’ailleurs, avant même 2011, les mouvements contre les années de plomb marocaines ou la politique répressive de Hafez el-Assad à Homs ou Hama dans les années 1980, contre les politiques d’austérité des années 1980 dans la région, contre l’arbitraire du régime de Hosni Moubarak durant la décennie 2000, dans les bassins ouvriers de l’industrie phosphatière en Tunisie et le delta du Nil en 2008 et, plus récemment encore, dans le Rif marocain ou, plus généralement, contre les délogements d’habitants de quartiers « irréguliers » ont pu être décrits à la fois comme des mouvements « de jeunes », estudiantins voire lycéens, et – souvent de façon concomitante – comme des mobilisations islamistes ou « droits de l’hommiste », comme des émeutes populaires, comme des résistances ouvrières ou encore comme des mobilisations contre les iniquités géographiques des politiques de développement ou pour le droit à la ville. En ce sens, ces « jeunes » des années 2010 sont, avant tout, des citoyens, hommes et femmes, vivant en contexte urbain ou rural, dont les enquêtes récentes, le cinéma, la littérature, la musique ou le développement du street art montrent qu’ils développent des formes de sous-cultures au sens anglo-saxon du terme, des formes plus ou moins avant-gardistes d’expression de valeurs et de pratiques propres à un groupe social, qui s’expriment dans un renouvellement substantiel des langues, par l’arabizi [alphabet de tchat arabe], la révolution numérique, un rajeunissement du « chaabi » [sic] et des idiomes dialectaux de l’arabe, dans le rock de la Nayda [nouvelle scène] marocaine ou encore dans le rap et le mezud des brûleurs de frontière maghrébins ou des Palestiniens des camps au Liban. Mais ce sont aussi des héritiers, fortement dépendants de structures familiales, qui les soutiennent faute de ressources externes, jouent le rôle de filet de sécurité minimal pour les catégories sociales les plus vulnérables, investissent dans leur éducation pour ceux qui en ont les moyens, voire participent à leur projet migratoire entretenant des dépendances intergénérationnelles complexes. Parmi les enseignements des recherches sur l’urbain au Maghreb et au Moyen-Orient, la problématique de la citadinité – les compétences des acteurs ordinaires à revendiquer des droits à la ville – s’avère féconde pour comprendre ce qu’est le gouvernement des jeunesses maghrébines et moyen-orientales. Il s’agit, par conséquent, d’aborder les jeunes non pas comme une catégorie homogène, cible de politique et objet de projections multiples, mais comme un ensemble disparate d’acteurs sociaux qui, par leurs pratiques et représentations, interagissent avec des collectifs qui font et défont la « jeunesse » et fabriquent des formes plurielles de citoyenneté ancrées dans des territoires. Si le gouvernement des jeunes s’avère éminemment paternaliste et encadrant, reste que les compétences de ces derniers, comme celles des générations précédentes, contribuent à la production contradictoire de nouvelles citadinités et citoyennetés, qui ne relèvent pas d’une alternative entre délinquance juvénile et héroïsme révolutionnaire.


Auteur·e·s

Catusse Myriam, sociologue, Centre national de la recherche scientifique


Citer la notice

Catusse Myriam, « Jeunesses », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/jeunesses/