Petite ville endormie à la fin de l’Empire ottoman, qui ne conservait de la splendeur passée de Laodicée qu’un tétrapyle et quelques colonnes, Lattaquié est devenue depuis la capitale des régions alaouites, quatrième ville de Syrie et principal port du pays. Le mandat français (1920-1946) a tiré la ville de sa torpeur pour en faire la capitale de l’État des Alaouites. Il a assuré la promotion de la communauté à travers l’armée et lui a involontairement donné les clés de sa promotion politique en Syrie puisque, une génération plus tard, un officier alaouite prenait le pouvoir à Damas. Hafez el-Assad a fait bénéficier Lattaquié des faveurs de l’État, dans une relation toute clientéliste, mais également parce qu’il fallait construire un réduit alaouite en cas de changement de régime à Damas au profit des Sunnites. Ce scénario aurait, en effet, pu se réaliser ces dernières années, mais les précautions prises par le « Lion de Damas » et appliquées par son fils eurent raison de l’insurrection.
Entre activité portuaire et rente étatique
Après l’indépendance, la Syrie entreprend de se doter d’une infrastructure portuaire afin de ne plus être dépendante de Beyrouth. Le port de Lattaquié sera progressivement agrandi jusqu’aux années 1980, afin d’alimenter le marché syrien, mais aussi avec l’ambition de devenir la nouvelle porte d’entrée du Moyen-Orient, en particulier de l’Irak. Cependant, la géopolitique régionale et, surtout, la bureaucratie eurent raison de ces ambitions. Après une courte période (1975-1979) où son hinterland s’étendait effectivement jusqu’à Bagdad et Mossoul, Lattaquié redevint un port domestique. Le soulèvement des Frères musulmans (1979-1982) conduisit Hafez el-Assad à renforcer le dirigisme économique et la ville entra en sommeil comme le reste de la Syrie. Cependant, elle continua à bénéficier d’importants transferts publics destinés à la clientèle alaouite du clan Assad.
La libéralisation économique, initiée dans les années 1990, redonna naturellement à Lattaquié une place de choix, bien que concurrencée par Tartous, dont le port est plus moderne, la zone franche mieux située et, surtout, l’administration moins corrompue. L’attribution de la moitié du port de Lattaquié à la compagnie française de fret maritime CMA-CGM (Compagnie maritime d’affrètement-Compagnie générale maritime) permit de relancer son activité conteneur. Le fondateur et ancien PDG du groupe CMA-CGM, Jacques Saadé, avait décidé d’investir à Lattaquié davantage pour des raisons affectives que commerciales, sa famille étant originaire de la ville. À la veille du conflit syrien, Lattaquié avait retrouvé un certain dynamisme économique, la zone industrielle était florissante et une classe d’entrepreneurs était née dans cette ville, traditionnellement plus habituée à vivre de la rente terrienne jusqu’à la réforme agraire de 1963, puis de la rente étatique. Néanmoins, comme dans le reste du pays, les écarts de richesse s’accroissaient dramatiquement : si les classes populaires alaouites conservaient un niveau de vie acceptable grâce à leur investissement dans la fonction publique, ce n’était pas le cas du petit peuple sunnite.
Une ville hospitalière durant le conflit
La ville d’Hafez el-Assad est restée loyale pendant toute la guerre. En 2011, des manifestations éclatèrent en provenance des quartiers sunnites pauvres de la périphérie, comme à Ramel Falestini, quartier populaire, connu pour son conservatisme religieux et pénétré par des mouvements islamistes. La ville a subi des bombardements tirés depuis l’arrière-pays sunnite, là aussi contrôlé par des groupes islamistes. Des roquettes tombées devant l’université causèrent plusieurs morts. Mais, globalement, la ville n’a pas eu à déplorer comme à Alep ou à Homs des destructions massives. Par ailleurs, de nombreux Alaouites de Damas avaient eu le réflexe de conserver un pied à terre à Lattaquié : depuis le soulèvement des Frères musulmans, durant lequel les Alaouites avaient déjà été pris pour cible, ils savaient la tolérance à leur égard limitée dans les régions sunnites. Mais cela n’a pas empêché la capitale du pays alaouite d’accueillir les populations sunnites qui fuyaient les combats et l’ordre islamiste des zones rebelles. Ainsi, au total, la ville a accueilli plus de 200 000 réfugiés pendant la guerre. Aucun heurt ni aucune vengeance n’ont été à déplorer, malgré le conflit « sunnite/alaouite » qui se déroulait dans l’arrière-pays. Lattaquié a démontré que l’unité nationale pouvait exister en Syrie en dépit des clivages communautaires.
L’arrivée des Aleppins a bouleversé l’économie de cette ville méditerranéenne nonchalante. De nombreux entrepreneurs ont reconstruit leurs industries à Lattaquié, réussissant malgré la guerre à fournir le marché syrien et même à exporter textiles et divers produits manufacturés. Les Aleppins ont apporté avec eux leur savoir-faire dans le commerce et les services. Beaucoup de Lattaquiotes se sont alors contentés de louer leur magasin à des Aleppins qui savaient davantage le faire fructifier, au lieu d’exercer eux-mêmes une activité. Nul doute que les entrepreneurs aleppins seront en première ligne pour bénéficier de la reconstruction de la Syrie du Nord. Celle-ci passera forcément par Lattaquié puisque les infrastructures portuaires et routières sont intactes.
La communauté alaouite meurtrie par la guerre
Même si la ville a été épargnée par les combats, la guerre civile a fait de nombreuses victimes à Lattaquié en raison de l’intense mobilisation des Alaouites dans l’armée syrienne et les milices loyalistes. D’une part, l’armée est un débouché professionnel privilégié par les Alaouites depuis le mandat français ; d’autre part, les Alaouites menaient un combat existentiel dans ce conflit. La défaite aurait signifié l’élimination de la communauté de Syrie, à moins qu’elle ne réussisse à constituer un réduit alaouite dans la région côtière, ce qui signifierait une partition de la Syrie. La ville est endeuillée et le déficit d’hommes est un problème pour la reconstruction de la société alaouite. Mais cela pourrait également contribuer à la multiplication des mariages intercommunautaires et réduire ainsi le clivage ancestral entre Alaouites et sunnites.