Dans un cadre bordé de part et d’autre par les déserts Libyque et Arabique et limité à l’est par la chaîne des collines du Muqattam, la capitale égyptienne est installée sur les deux rives du Nil, à la jonction du delta et de la vallée, entre Haute et Basse-Égypte. Le Caire [al-Qâhira, la victorieuse] a été fondé par les Fatimides en 969 sur ce site-clé, depuis longtemps convoité et occupé, où s’étaient implantées successivement Memphis et Héliopolis, capitales antiques, la byzantine Babylone puis, au VIIe siècle, la première des fondations arabes : al-Fustât, qui sera le lieu d’édification de la première mosquée d’Afrique, celle du conquérant Amr Ibn al-’As.
Superlatifs et désillusions
Aujourd’hui, celle que les Égyptiens appellent encore Oum al-Dounia [la Mère du monde] est incontestablement la plus grande cité d’Afrique et du Moyen-Orient. La région urbaine du Grand Caire (qui se déploie sur trois gouvernorats : Le Caire à l’est, Guiza à l’ouest et Qalyubiya au nord) compte plus de 20 millions d’habitants (Nations unies, 2018). Cette métropole historique, capitale d’un État centralisé, concentre la moitié des emplois du pays et les deux tiers de ses fonctionnaires ; elle produit plus de la moitié du produit industriel national et est bénéficiaire de l’essentiel des investissements étrangers dans le pays. Nombre d’infrastructures y sont également concentrées, notamment dans le domaine des transports, la ville s’étant dotée du premier réseau de métro d’Afrique, lequel compte trois lignes, et a comme particularité le fait que les voitures centrales y sont réservées aux femmes. La plupart des journaux, banques et syndicats y ont leur siège, une large gamme des formations de l’enseignement supérieur, public et privé, y est proposée et la capitale regroupe également la majorité des équipements culturels. Le paysage économique et politique national est dominé par la métropole ; celle-ci est aussi le premier espace concerné par l’accélération de l’ouverture économique induite par la signature, en 1991, d’un programme de réformes économiques et d’ajustement structurel qui, amplifiant l’Infitah [ouverture] de 1974, a résolument ancré le territoire égyptien à la globalisation. En parallèle, c’est aussi au Caire qu’a émergé le mouvement de contestation du régime du président Moubarak, Kifaya [Ça suffit], et l’occupation de l’emblématique place Tahrîr, au cœur de la capitale, s’est imposée comme incarnation des espoirs de la révolution de 2011, qui a vu la chute de son régime et sa destitution, après vingt ans de règne. C’est également au Caire que s’est ensuite scellé le sort du premier président non militaire, Morsi, élu en 2012, puis destitué en 2013 par un coup d’État qui a promu le retour de l’armée aux commandes et l’avènement au pouvoir du maréchal Al-Sissi en 2014, dans un climat de désillusion, de répression, de mise aux normes et de contrôle sécuritaire accrus. Capitale d’un État en crise, la cité souffre de cette instabilité politique et de ses stigmates, et a largement perdu de sa superbe au niveau régional, même si elle abrite toujours le siège de la Ligue arabe et reste une référence symbolique – bien que teintée de nostalgie – de l’arabité. Néanmoins, son rayonnement culturel demeure certain, en particulier dans le domaine des lettres, dont Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature en 1988 (il reste à ce jour le seul auteur en langue arabe à avoir reçu cette distinction), fut et demeure une figure emblématique. L’œuvre de cet écrivain médiatique était intimement liée à la ville, notamment à ses quartiers historiques, inscrits par ailleurs sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco en 1979. Cependant, nombre d’auteurs égyptiens éprouvent la censure et voient certains de leurs écrits interdits dans leur pays, alors même qu’ils peuvent connaître un succès international, à l’instar du roman d’Alaa El-Aswany, Al-Jumhurriya ka’anna [J’ai couru vers le Nil], édité au Liban en 2018. Dans un autre registre, la réputation de l’université millénaire d’al-Azhar continue d’attirer des étudiants venus de l’ensemble du monde musulman.
Au-delà des pyramides ; au-delà d’Héliopolis…
Sous un ciel souvent voilé, car la ville est désormais également célèbre pour son funeste « nuage noir », lequel se manifeste chaque année de manière récurrente (son origine est liée à diverses formes de pollutions et à leurs interactions), ceinturée par une autoroute périphérique de plus de 100 km, avec un centre fréquemment congestionné – malgré un réseau conséquent d’autoponts –, l’agglomération cairote continue de s’étendre selon des logiques diverses. L’extension des faubourgs populaires, issus d’une urbanisation non réglementaire tonique, a produit et continue de produire des quartiers d’habitation compacts, selon une trame répétitive d’immeubles à structure de béton de cinq ou six étages, constructions que l’autoritarisme actuel souhaiterait voir toutes uniformément peintes en beige, selon les consignes d’un décret (caprice ?) présidentiel de janvier 2019. Cependant, les transformations les plus spectaculaires et inédites de la capitale sont celles qui l’ont projetée dans de nouvelles dimensions, dans le désert, hors de son cadre géographique initial. À l’est, au-delà d’Héliopolis, ville nouvelle du début du XXe siècle, et à l’ouest, au-delà du plateau des pyramides de Guiza, aujourd’hui cerné par l’urbanisation, des villes nouvelles et des lotissements, planifiés par l’État, aux succès mitigés lors de leur lancement, ont vu le jour à partir des années 1980. Jusqu’alors, Le Caire était une ville dont la densité habitante et la compacité en matière d’urbanisation étaient des caractéristiques fortes. Sa physionomie globale va ensuite radicalement changer : dans les années 1990, alors que la croissance démographique de la ville diminue par rapport aux décennies précédentes, sa surface bâtie va pourtant doubler. Désormais, ce sont des compounds, cités résidentielles privées, qui sont construites, en chantier ou en projet. Destinées à une clientèle aisée, ces opérations urbaines d’envergure, aux appellations aguicheuses (Dreamland, Utopia, Beverly Hills, etc.) se sont édifiées sur des terres désertiques cédées par l’État. Là est proposé de l’habitat haut de gamme, dont une majorité de villas, mais aussi un univers privilégié où se déploient centres commerciaux, écoles, universités, hôpitaux, jardins, espaces de loisirs, etc., dans un cadre clos, contrôlé et sécurisé. Autre qualité de vie et autre qualité de ville : ces formules nouvelles et les modes de vie associés ont séduit les Cairotes favorisés et les élites. La question de l’habitat reflète également la perversité d’un système inégalitaire et inéquitable dont Le Caire se fait le reflet : dans une ville en chantier, des dizaines de milliers de logements inoccupés, produits par l’inadéquation entre l’offre et la demande, le surinvestissement dans l’immobilier et la spéculation, narguent autant de mal logés : occupants d’habitations précaires, familles entassées ou encore jeunes couples en attente – indéterminée – d’un toit et d’un avenir.
Mais où est Le Caire ?
L’avènement d’une nouvelle méga/méta-capitale
Dans un contexte de services publics déficients – et ce dans de nombreux domaines – et de faible dynamisme économique (en 2018, la ville n’est qu’au 58e rang du classement des Global & World Cities de l’université britannique de Loughborough et au 65e des Global Cities du cabinet de conseil américain A.T. Kearney, ayant perdu quinze places depuis 2012), Le Caire s’offre néanmoins de grands projets : des opérations majeures, mais qui restent ponctuelles et décalées à l’aune et à l’échelle des besoins et attentes de la population. L’on peut en ce sens mentionner l’ouverture, en 2005, du parc al-Azhar (financé par la Fondation Aga Khan), aménagé en bordure et en surplomb de la ville historique dont il est un faire-valoir ; la régénération et le toilettage du centre-ville khédivial du XIXe siècle, amorcés avant la révolution, interrompus puis poursuivis après ; la réhabilitation du quartier péricentral de Boulaq, central business district en devenir, dont l’aménagement du secteur de Maspéro, confié en 2015 au prestigieux cabinet international Norman Foster ; et, in fine, l’avènement, à proximité et dans l’axe des pyramides de Guiza, du spectaculaire Grand Musée égyptien, lequel accueillera notamment le fabuleux trésor de Toutankhamon et sera, à son ouverture prévue fin 2020, « le plus grand musée archéologique du monde ».
Dans un texte publié en 1969, année de la célébration du millénaire de la fondation fatimide de la cité, Gamal Hamdân comparait Le Caire à « un génie échappé de son flacon ». La métaphore du géographe égyptien s’est avérée également prémonitoire, puisqu’un demi-siècle plus tard, la ville – ou du moins son identité de capitale – est supposée se réincarner sur un nouveau site, ailleurs, encore et toujours plus loin, à une cinquantaine de kilomètres à l’est, dans le désert. Ce programme grandiose (un coût global estimé à plus de 40 milliards d’euros, une superficie de 700 km2, plusieurs centaines de kilomètres d’autoroutes, un somptueux palais présidentiel, la plus haute tour d’Afrique, la plus grande cathédrale d’Orient, une mosquée encore plus gigantesque, un immense Central Park, plusieurs millions de futurs habitants, etc.), dans la tradition des projets « pharaoniques » de l’Égypte, porte la signature-cartouche du président-pharaon actuel, Al-Sissi. Le culte qui y sera célébré ne peut être que celui de l’hyper pouvoir. Ce méga et méta-objet urbain, révélé médiatiquement à la nation et au monde en 2015, aujourd’hui en chantier accéléré et supposé accueillir l’ensemble du gouvernement et des ministères en 2020, reste cependant énigmatique. S’agit-il vraiment du Caire ? La question peut se poser, notamment du fait que l’appellation du projet et du lieu de son implantation est une seule et même désignation, univoque et magistrale : « Nouvelle capitale ». Quel sera son destin ? Nul ne le sait aujourd’hui. La désormais « vieille » capitale a-t-elle vraiment perdu son apanage ? La cité millénaire du Caire sera-t-elle totalement déchue de ses titres, prérogatives et fonctions ? La ville populaire, un temps séditieuse, matée – pour l’instant –, est-elle dégradée et punie par cette projection et par ce geste suprême et excessif, dont on peut se demander s’il est créateur ou vengeur ? Si la population cairote a possiblement perdu confiance en ses dirigeants, la réciproque est certainement tout aussi plausible : de fait, l’anathème est prononcé.