Dans les études urbaines critiques sur le Maghreb et le Moyen-Orient, la réflexion sur les marges urbaines (bidonvilles, habitat non réglementaire, médinas, etc.) a toujours eu une place importante. Focalisée d’abord sur la citadinité et les compétences des habitants, elle s’est davantage centrée ces dernières années sur leurs revendications au droit à la ville et sur les modalités d’expression de leur citoyenneté. Les politiques d’adaptation des villes de cette région au contexte actuel de mondialisation et de métropolisation expliquent, sans aucun doute, ces conditions d’évolution de la pensée scientifique. En effet, la plupart des logiques néolibérales ont des conséquences déstructurantes et occasionnent des inégalités socio-spatiales qui constituent le ferment des résistances et des mobilisations des populations des quartiers populaires. Il est ainsi symptomatique que l’étincelle de la révolte tunisienne soit l’immolation d’un vendeur ambulant, Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010. Les soulèvements qui s’ensuivront dans les autres pays de la région porteront, sans surprise, des mots d’ordre relatifs aux inégalités, à l’injustice, à la dignité et aux droits sociaux et politiques, des thématiques déjà présentes dans de nombreuses recherches. Les travaux d’Agnès Deboulet et Mona Fawaz (2004) sur les conflits autour des autoroutes urbaines à Beyrouth, de Madani Safar Zitoun et Abderrahim Hafiane (2004) sur les effets sociaux des politiques de relogement en Algérie ou encore ceux d’Habiba Essahel (2011) sur les mobilisations des habitants face aux politiques de réhabilitation des quartiers non réglementaires de Rabat, pour ne citer que ceux-là, éclairaient déjà sur les formes d’engagement et d’organisation des classes populaires et sur leurs revendications pour faire valoir leurs droits.
La citadinité et les compétences des classes populaires dans la fabrique de l’urbain
Opposée et critique vis-à-vis de la vision dominante qui les considèrent comme lieu d’anomie sociale, l’approche des marges urbaines par les chercheurs sur l’aire considérée ici a été le plus souvent articulée aux réflexions sur la construction de la citadinité de leurs populations (Lussault, Signoles, 1996), sur leurs compétences (Berry-Chikhaoui, Deboulet, 2000), leurs capacités à « faire avec » et à « faire face » (Florin, 1999), ainsi que sur leurs apprentissages urbains à l’épreuve de la ségrégation. À l’instar des recherches portant sur les villes du Sud (Gervais-Lambony, 1994), ces travaux partent des pratiques et des représentations des populations de catégories modestes et pauvres qui habitent la ville – au sens de l’« habiter » – pour mettre en lumière la citadinité qui leur est déniée. Dès lors, la revendication de la citadinité se manifeste à travers les rapports que les habitants construisent, à la fois avec les pouvoirs publics (confrontation/négociation pour équiper le quartier, par exemple) et avec les espaces urbains (pratiques d’embellissement, par exemple).
Les notions d’habiter, de modèle d’habiter et d’appropriation de l’espace (Navez-Bouchanine, 1991a et 1997 ; Florin, 1999 ; Semmoud, 2001) sont essentielles pour comprendre les compétences citadines dans la fabrique de la ville (Deboulet, 1994 ; Berry-Chikhaoui, Deboulet, 2000). Les habitants des quartiers populaires dans les grandes villes étudiées au Maroc, en Algérie, en Égypte, en Tunisie, à Beyrouth, etc., contribuent matériellement et symboliquement à façonner, modeler et (re)qualifier l’espace urbain, en même temps qu’ils acquièrent un statut de fabricants de référents et de modèles urbains et sociaux.
L’éradication des bidonvilles (Carrières centrales à Casablanca, El Kora à Rabat, Haï Remli à Alger, etc.) et la restructuration des quartiers non réglementaires sont à l’origine de déplacements forcés et/ou contraints massifs et constituent souvent « un moment de réveil des compétences collectives à se mobiliser », pendant lequel la problématique du droit à la ville et de la conquête des droits urbains élémentaires (Deboulet, 1994) est réactivée. Les populations déplacées ont bien compris que l’objectif de ces politiques est moins d’améliorer leurs conditions d’habitat que de reconquérir et valoriser le foncier des quartiers centraux et péricentraux.
Les populations des marges parviennent alors à imposer des formes de régulation politique qui leur ouvrent autant l’espace public de la négociation que celui de la confrontation ; c’est ainsi ce qui est à l’œuvre entre les pouvoirs publics et les habitants des quartiers non réglementaires autour de la régularisation de leur habitat. Les résistances et les mobilisations naissent du quartier, se déploient dans la ville et ont des effets de retour sur la population, du point de vue de ses représentations, de ses constructions identitaires et de la conscience de sa citoyenneté.
Néolibéralisme et marges urbaines
La notion de marges urbaines est réinterrogée dans le contexte actuel de mise aux normes des villes du Maghreb et du Moyen-Orient, avec pour la plupart d’entre elles l’affirmation plus ou moins importante de logiques d’expansion et d’accumulation du capital (privatisation, marchandisation, valorisation foncière, flexibilité, etc.). Dans cette perspective, la recherche sur les périphéries des grandes villes du Maghreb (Signoles et al., 2014) a constitué un moment important d’analyse des recompositions territoriales de ces villes, sous l’effet conjugué, d’une part, des changements de paradigmes de la politique urbaine, à travers les grands projets et le traitement des bidonvilles et des quartiers non réglementaires et, d’autre part, les mobilités engendrées et les constructions identitaires qu’elles supposent.
Les marges urbaines témoignent ainsi des rapports de domination et recouvrent une population et son espace de vie, désignés et représentés comme tels par les acteurs dominants. Elles sont engendrées par les processus de marginalisation et par la stigmatisation qui s’avère être une violence symbolique importante. Les disqualifications, désignation, étiquetage et catégorisation qu’elle suppose sont vécus comme une atteinte à la dignité et à la citoyenneté. Il s’agit de quartiers populaires, directement ou indirectement, confrontés aux transformations urbaines et à un urbanisme de grands projets qui valorisent le foncier, en enclenchant des processus de marginalisation, notamment à travers des déplacements contraints vers les périphéries.
Dans ce contexte, les stratégies des ménages pour stabiliser leur trajectoire sociale, voire leur intégration, sont particulièrement contrariées, ainsi que le montrent les exemples des bidonvillois relogés dans les grandes villes d’Algérie et du Maroc. Les articulations entre, d’un côté, les trajectoires individuelles et familiales et, de l’autre, celles des quartiers populaires à l’épreuve des transformations urbaines permettent de saisir les processus de marginalisation/intégration et de mesurer à quel point le quartier populaire est plus que jamais un territoire-ressource pour les classes populaires.
Centrées au départ sur l’affirmation de la citadinité des populations des quartiers populaires, en tant que processus de revendication du « droit à la ville », les recherches se sont ensuite davantage orientées sur leurs résistances et leurs mobilisations pour le maintien dans leur quartier, pour son équipement et le changement de son image. Il s’agit autant d’actions collectives de protestation dans l’espace urbain, du type manifestation, sit-in et blocage de route, comme l’illustrent les femmes du bidonville de Douar Dlim à Rabat qui se sont couchées sur la chaussée (Essahel, 2011), que de formes plus ordinaires et moins spectaculaires de résistance, qui peuvent aussi se traduire par de la négociation (Erdi-Lelandais, Florin, 2016). Dans tous les cas, les populations utilisent l’espace du quartier et celui de la ville pour rendre visibles leurs résistances, lesquelles imprègnent, en retour, le quartier qui devient le lieu de politisation/conscientisation et de construction de la citoyenneté.
Cette approche témoigne de la « politicité » des quartiers populaires (Merklen, 2009) ou de la « citoyenneté ordinaire » (Carrel, Neveu, 2014) qui considèrent que cette dernière « n’a pas d’essence […] immuable dans le temps et l’espace » et constitue « un construit social et politique, une fabrique en constante évolution, un ensemble de processus pouvant varier dans les formes de son effectuation ». À des degrés divers selon les contextes, les recherches sur le Maghreb et le Moyen-Orient rendent compte d’un espace social et politique de mouvements (pratiques urbaines diverses, ressources, conflits, résistances, négociations, imposition de rapports de force, etc.) et reflètent une dimension spatiale appropriée par les populations et caractérisée par des tendances à l’ouverture, à la fluidité et à la labilité, même si des situations paradoxales de fermeture et de stagnation sont présentes.
Par ailleurs, le contexte de mondialisation conduit nécessairement les chercheurs à croiser les réflexions entre le Nord et le Sud et à décloisonner leurs approches. Ainsi, les comparaisons mettent en évidence la circulation de modèles de gouvernance, de régulations sociales et politiques, mais aussi la circulation de modèles en termes de résistances et de mobilisations.
Les recherches sur les marges urbaines au Maghreb et au Moyen-Orient portent en filigrane la nécessaire politisation des inégalités socio-spatiales, laquelle les démarque des débats officiels actuels qui en occultent souvent les causes structurelles, en réduisant la justice sociale à la seule dimension de redistribution monétaire. Inspirées par la doxa néolibérale, ces interprétations proposent un recentrage sur l’initiative individuelle, avec une rhétorique qui rend les individus responsables de leur pauvreté et de leurs difficultés sociales et qui les enjoint à se prendre en main pour s’en sortir. La dépolitisation des inégalités consiste à écarter des débats la dimension essentielle du rôle de l’État et de ses institutions, de même que leur nécessaire démocratisation pour viser la justice sociale. Outre le large accès aux services publics et aux ressources de la ville, ainsi que la démocratisation des institutions, l’égalité suppose également le droit à la reconnaissance et à la citoyenneté, qui s’accompagnent de la liberté de s’exprimer, de manifester et de s’organiser. Outre, encore, les similitudes de formes d’expression, si les mouvements protestataires donnent à voir plus de diversité, de pluralité de mots d’ordre et une capacité d’adapter les modes d’action au contexte, il n’en demeure pas moins que, généralement, ils insistent de la même manière sur l’association entre l’égalité sociale et la liberté de s’organiser, de manifester, de participer ou de s’engager dans des fonctions électives. Le hirak [résistance] actuel en Algérie en est un nouveau témoignage.