Mobilisations citadines

Depuis le début des années 2000, on observe un peu partout dans le monde un certain nombre de mobilisations se déployant aux échelles nationale et internationale, telles que les mouvements altermondialistes, avec des causes diverses allant de la contestation de la mondialisation néolibérale jusqu’à l’utilisation outrageuse des ressources écologiques de la planète, en passant par l’érosion du pouvoir politique des citoyens. Ces mouvements, œuvrant souvent au niveau transnational autour des thématiques globales, étaient auparavant davantage visibles dans les pays d’Amérique latine, en Inde ou en Europe. Ainsi, juste avant la tenue du Forum social mondial (2014) en Inde, un représentant de l’Association pour la taxation des transactions financières et l’aide aux citoyens (Attac) reconnaissait que « les forums se sont surtout développés jusqu’ici sur un axe Europe-Amérique latine, rejoint ensuite par l’Amérique du Nord, avec une plus faible présence des représentants des mouvements d’Afrique, du Proche-Orient et d’Asie » (janvier 2014). De plus, cette absence est accentuée par un phénomène d’invisibilité des organisations venant de ces continents. Il faut dire encore que l’intérêt médiatique, mais aussi universitaire, est souvent focalisé sur les mouvements occidentaux ; et même lorsqu’une activité contestataire relativement intense existe dans un pays africain, proche-oriental ou asiatique, elle ne suscite pas le même niveau d’intérêt que des mobilisations de l’axe Europe-Amériques. En outre, quand il s’agit des pays du Moyen-Orient et du Maghreb, l’attention se focalise davantage sur l’expansion de l’islamisme politique, comme s’il s’agissait de la seule mobilisation possible dans ces pays. Pourtant, déjà dès les années 1980, on observait de nombreuses contestations, certes parfois modestes mais porteuses d’impacts politique, économique et social dans les pays de cette région du monde.

Contestations populaires et révoltes
dans des contextes autoritaires

Ce bouillonnement contestataire n’a jamais cessé d’exister malgré le contexte autoritaire des pays concernés. En 1983, la décision du gouvernement tunisien d’augmenter de 100 % le prix du pain provoque un soulèvement populaire. Les émeutes inciteront les autorités à déclarer l’état d’urgence, puis à annuler les hausses décrétées. En Turquie, une grève générale de grande ampleur a secoué le pays pendant de longs mois en 1994, suivie de nombreuses manifestations ouvrières, accompagnées du mouvement étudiant dans les universités. De même, au début de l’année 2008 éclatait dans le bassin minier de Gafsa, à Redeyef, l’un des plus grands mouvements sociaux qu’ait connu la Tunisie depuis son indépendance. Au départ, personne n’aurait pensé, dans un pays totalement verrouillé par l’appareil sécuritaire, que des mères de famille, des adolescents, des « petites gens », des diplômés chômeurs ou de simples militants syndicaux puissent défier le régime des mois durant, au point que cette « révolte » est considérée aujourd’hui comme le symbole de la résistance populaire à l’autoritarisme de l’ex-président Ben Ali ; elle a ainsi constitué, selon certains chercheurs, les prémices de la révolution tunisienne de 2011 (Allal, Geisser, 2018). Il en va de même en Iran, considéré pourtant comme l’un des pays les plus fermés à la circulation de l’information et où l’autoritarisme constitue une caractéristique majeure du régime politique en place. Asef Bayat parle de mouvements de « pauvres » pour le droit au logement qui se déroulèrent entre 1979 et 1981 via le squat de maisons et hôtels afin de réclamer un toit. Ces mouvements, lors de la période post-révolutionnaire, se sont transformés en des communautés d’entraide pour construire des logements illégaux. S’ils étaient peu visibles dans les espaces publics, ni impliqués dans des actions directes, ils continuaient à inventer des stratégies pour s’affirmer dans la ville (Bayat, 1997). Fondées sur une critique des modes conventionnels de production du logement, ces démarches ont tenté d’en proposer un dépassement dans une perspective de mutualisation, de solidarité et de durabilité.

Les luttes urbaines face aux grands projets
de l’urbanisme néolibéral

Dans les années 2000, l’autoritarisme politique dans ces pays s’est accompagnée d’une intensification du néolibéralisme. Le manque de libertés publiques n’a jamais constitué une entrave au développement d’une économie néolibérale. Bien au contraire, le contexte est alors propice pour mettre en place des législations facilitant l’entrepreneuriat et réduire les droits des travailleurs concernant la sécurité au travail, le syndicalisme et les procédures de négociations collectives. Rien qu’en Turquie, depuis 2012, près de 9 000 ouvriers ont perdu la vie majoritairement dans le secteur de l’immobilier, considéré pourtant comme le moteur de la croissance économique du pays. Partout au Moyen-Orient, on observe la mise en chantier de gigantesques projets dont l’objectif est d’embellir les villes et de les inscrire dans la tendance globale de création de villes touristiquement et commercialement attractives. Ces projets divers ébranlent la morphologie sociale des villes. À Rabat, le réaménagement des rives du Bou Regreg déracine les pêcheurs et déplace les populations. En revanche, au Caire, à la suite de l’épisode révolutionnaire, des combats concrets ont été engagés, voire remportés, par des organisations militantes qui ont, par exemple, accompagné les habitants des îles nilotiques dans leur lutte pour rester sur leur terre ou ceux du quartier Boulaq refusant les expulsions programmées par le chantier qatari des Nile Towers sur la corniche du fleuve (Ben Othmane, Stadnicki, 2015).

La dimension spatiale des contestations

En bref, il y a une évidente montée des contestations urbaines dans les sociétés musulmanes du pourtour de la Méditerranée. Ce processus n’est pas spécifique à la région mais, il faut le dire d’emblée, l’espace urbain constitue de plus en plus le lieu de luttes et de revendications pour son appropriation. Ainsi, l’espace présente un caractère éminemment stratégique dans les mouvements sociaux : soit pour réclamer des espaces accessibles à tous les citadins, soit pour protéger un espace de vie déjà existant comme un quartier informel, soit pour créer des zones autonomes qui seraient au service de l’action collective. Comment analyser, de ce fait, des mouvements et résistances pour lesquels l’espace, avec ses particularités physiques et symboliques, constitue la raison même, l’origine intrinsèque, de ces derniers ?

L’exemple de la mobilisation autour du parc Gezi à Istanbul illustre ce cas de figure où la tentative de transformation d’un espace vécu par les citadins a provoqué une résistance de grande ampleur. À la suite de la volonté du gouvernement de démolir le parc pour le remplacer par un centre commercial et une résidence de luxe, une mobilisation s’est organisée pour sa protection. Limitée au départ à la résistance d’une poignée de militants urbanistes tentant de protéger le parc, la mobilisation s’est élargie pour devenir une véritable mise en cause des politiques urbaines dans leur globalité. L’occupation physique du parc et de la place Taksim a duré deux semaines et les manifestations dans toute la Turquie plus d’un mois ; la conséquence en fut le retrait du projet de l’agenda politique du gouvernement.

Que ce soient les manifestations de Gezi, les résistances dans les quartiers informels de Tunis, les tentatives des habitants au Caire de relier leur quartier aux axes autoroutiers en construisant leur propre bretelle d’accès ou les revendications des récupérateurs de déchets à Rabat et à Istanbul, ces mobilisations citadines doivent être considérées comme le refus d’un nouveau type de néolibéralisme urbain nourri par des pratiques gouvernementales autoritaires, devenues dominantes au Moyen-Orient au cours de la dernière décennie. Ce néolibéralisme autoritaire, parfois poli par des motifs islamiques, se caractérise par une culture de la consommation individualiste, par la construction de centaines de centres commerciaux et de projets immobiliers de « haut standing » dans les grandes métropoles ainsi que par la volonté des dirigeants politiques d’entrer dans la compétition touristique au niveau global : il s’agit alors d’« hygiéniser » l’espace public en mettant à l’écart les éléments « dérangeants » (Tozzi, 2015) comme les pauvres, les minorités, les vendeurs ambulants, les récupérateurs. Il s’appuie, en particulier, sur la promotion de projets de développement urbain à grande échelle et sur la gentrification de nombreux quartiers, où les populations pauvres et marginalisées sont déplacées au profit de centralités urbaines nouvellement créées.

Les manifestations qui émergent du parc Gezi sont en réalité l’expression d’un mouvement social urbain plus large faisant référence à un système de pratiques dont le développement tend objectivement à la transformation structurelle du système urbain. En d’autres termes, elles proposent de changer les modèles de comportement par lesquels la société produit ses pratiques. Le néolibéralisme autoritaire constitue le modèle qu’ils contestent. Les moyens discursifs par lesquels les militants formulent leurs revendications et construisent des identités collectives dans les mouvements sociaux urbains sont réalisés dans le cadre du « droit à la ville » et de la « justice spatiale et sociale ».

Résistances au quotidien

Les pratiques de résistance prennent une double forme. Si la première reflète les caractéristiques classiques d’une mobilisation pour une cause spécifique, la seconde s’observe dans la vie quotidienne, à travers les comportements, les habitudes, les discours et l’attitude des habitants. De ce fait, et contrairement à la première, celle-ci est moins visible dans l’espace public et n’a pas pour principal objectif la visibilité médiatique et publique ou encore la validation d’une revendication. Cependant, ce type de résistance, à travers les rituels et habitudes de la vie quotidienne, recherche davantage l’appropriation de l’espace contre sa reconfiguration imposée par les acteurs dominants, et ce sans requérir l’avis des habitants.

À l’instar des mobilisations européennes, ces résistances contestent le manque de participation démocratique dans la vie quotidienne et les stratégies de restructuration de la ville. Elles attirent l’attention sur la concentration spatiale et temporelle des projets de développement urbain au détriment d’autres problèmes concernant pourtant un grand nombre d’habitants.


Auteur·e·s

Erdi Gülçin, sociologue, Centre national de la recherche scientifique


Citer la notice

Erdi Gülçin, « Mobilisations citadines », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/mobilisations-citadines/