Longtemps les mobilités internes au Maghreb et au Moyen-Orient se confondent avec l’écoulement, plus ou moins rapide, des populations rurales vers les villes, principalement vers les espaces métropolitains. Désormais, la plupart des réservoirs ruraux sont épuisés et les mobilités internes épousent d’autres formes, significations et pratiques. Les mouvements concernent majoritairement des citadins pris dans les cheminements ordinaires et répétitifs du quotidien et, de façon plus épisodique, dans des mobilités interrégionales et interurbaines liées au cycle de vie des populations et déterminées par les différentiels du développement régional. Il y a comme une banalisation de la mobilité, comme la normalisation des pays arabes en ce domaine. Et pourtant, nulle part ailleurs dans le monde, autant de familles sont déplacées dans leur propre pays, sont soumises aux violences du déracinement forcé.
Les âges de la migration interne
ou la normalisation des systèmes de mobilité
La mobilité géographique des populations concerne toute la société : le niveau de développement économique et technique, le mode de structuration sociale ainsi que l’organisation territoriale au sein de laquelle elle se réalise. Elle se diversifie, se complexifie, évolue au rythme de transformation du pays.
Jusqu’au début des années 1970, dans la plupart des pays fonctionne un système migratoire dont la logique relève de l’inégal développement régional et de l’opposition ville/campagne, et dont la dynamique est de nature démographique. L’extraversion des économies coloniales, néocoloniales et de rente fonde une organisation spatiale ajustée aux spéculations agricoles et à l’exploitation des richesses du sous-sol. Une nouvelle hiérarchie des régions s’impose. Les espaces utiles reçoivent équipements lourds et investissements dont les nœuds d’encadrement constituent les bases de l’armature urbaine. Les espaces périphériques sont délaissés, négligés. La distanciation accrue entre villes et campagnes, la faible capacité de rétention migratoire des centres régionaux et locaux en déficit de citadinité, les vides administratifs renforcent le caractère « tranché » du système migratoire.
L’exode rural est le mouvement principal, inexorable, ascendant et convergent. Les flux de campagnards déracinés grossissent à la mesure du déchirement du tissu social, plus précoce et plus intense dans les zones « modernisées » telles les plaines agricoles céréalières à l’agriculture mécanisée au Maghreb. Ce sont des mouvements ascendants, définitifs, en recherche d’activité et d’emploi, orientés principalement vers les plus grands centres à fonction métropolitaine. Moteur de la transition urbaine, l’exode rural fut un événement majeur dans l’histoire des populations et des villes.
Les villes « submergées » par le flot des arrivées, incapables de proposer aux nouveaux résidents un emploi et un toit, furent prises au piège d’une urbanisation démographique. Dès lors, la ville, par excellence lieu de socialisation et de territorialisation, perdait cette fonction essentielle pour produire segmentarités et ségrégation. Une situation nouvelle s’impose : la ville acquiert une place stratégique centrale dans la politique des États par les multiples enjeux qu’elle représente.
La modernisation et la transformation des géosystèmes, sous la houlette de l’État, soucieux d’aménager son territoire et d’améliorer les équilibres régionaux, s’accompagnent d’une diversification des mouvements migratoires et d’une nouvelle hiérarchisation des formes de mobilité géographique des populations.
Les réservoirs migratoires ruraux vidés, l’exode rural ne pèse plus que dans les quelques pays n’ayant pas achevé leur transition urbaine, comme au Yémen par exemple. Les migrations interurbaines l’emportent définitivement. Les mouvements « descendants » des représentants des entreprises et de l’État en charge de la gestion territoriale et de l’encadrement administratif et social des populations sont significatifs des rééquilibrages territoriaux en cours ou des manques (Tunisie intérieure). Ils participent, avec d’autres, au mouvement général, aux mobilités régulatrices qui accompagnent le mouvement de la vie économique et sociale. Ces mouvements concernent des populations actives en quête d’insertion ou de promotion professionnelle, dans le cadre du développement du travail salarié et de la tertiarisation de l’économie. Intégrés au cycle de vie des populations, ils témoignent d’une mobilité différentielle selon le sexe, l’âge, le statut matrimonial, le milieu socio-culturel (religieux), le revenu, l’activité, la qualification, le groupe social, etc., correspondant à une normalisation des pratiques socio-spatiales. Le mouvement est, dès lors, exempt des traumatismes sociaux et culturels ressentis par les néo-citadins de la première génération, ceux peuplant les bidonvilles à Casablanca et ailleurs, ce qui n’efface pas les constantes inégalités au sein des sociétés. Certains ont le monde pour horizon et d’autres le bout de la rue.
La logique unificatrice de l’espace ainsi que la modernisation des villes régionales (gains de citadinité acquis à travers équipements et services : universités, centres hospitaliers, etc.) participent à la retenue, au rétrécissement des champs migratoires. On assiste à l’affaiblissement (relatif) des villes de premier rang, capitale et métropole, et à l’émergence de nouveaux pôles attractifs où de nouvelles vies sociales et ambiances urbaines s’imposent, comme en attestent la diffusion des clubs (Rotary, bridge, golf…) et l’entre-soi des bourgeoisies locales.
L’intégration des zones agricoles à l’économie de marché, la multiplication des centres urbains ainsi que l’étalement des villes et la transformation des rapports à l’espace amplifient et généralisent les mobilités ordinaires et quotidiennes : la voiture individuelle, plutôt que les transports en commun, prenant une place importante et problématique. La ville est débordée, saturée par la multiplicité des flux. L’accession au logement, du fait de la cherté des coûts de l’immobilier et de l’étroitesse du marché locatif en ville, étant interdite au plus grand nombre, le périurbain s’ouvre au marché immobilier. Les lotissements réglementaires ou non s’étirent le long des principaux axes de circulation et offrent aux jeunes ménages une chance de décohabitation, aux néo-citadins un lieu de résidence et/ou de pluriactivité, aux entreprises des espaces commerciaux géants, aux diverses communautés affinitaires de se regrouper et de se différencier.
Les circulations domicile-travail, les mouvements pendulaires [commuting] s’intensifient jusqu’à se substituer à la migration résidentielle dans les espaces périurbains les plus éloignés des centres-villes et jusqu’à imposer des agencements d’espace et de temps complexes y compris dans les métropoles les plus périphériques (Sanaa). Dans le delta du Nil, la saturation des villes explique aussi les nombreuses navettes pendulaires entre bourgs « ruraux », périurbain et ville-centre, véhiculant des transformations économiques, sociales ou culturelles qui décloisonnent ces espaces. La circulation ou le changement temporaire de lieu l’emporte sur la migration. Bien sûr, les situations varient selon les pays et leur degré d’ouverture aux transformations, urbanistiques et techniques. Ainsi, dans les villes des dynasties pétrolières du Golfe, les navettes quotidiennes des nationaux rappellent davantage la circulation nord-américaine des suburbs que celle plus chaotique de Beyrouth ou Tunis. Toutefois, les systèmes de mobilité interne des pays arabes ont rejoint les normes et les pratiques des pays à transition urbaine accomplie. Ils sont, enfin, acteurs de l’intégration régionale, de l’élargissement de la société civile.
Des systèmes sinistrés,
marqués par les violences des guerres
Or, cette normalité a volé en éclats dans plusieurs pays. Les crises, compromettant le développement économique et social (le taux de chômage est le double de la moyenne mondiale) et le processus démocratique, sont le quotidien du Maghreb et du Moyen-Orient et ont été plus ou moins bien maîtrisées. Ce n’est plus le cas dans plusieurs pays qui connaissent des situations dramatiques comme en attestent les mouvements forcés de population, les mobilités de crise.
Le nombre de personnes déplacées contre leur gré ne cesse de s’accroître dans le monde : 65,5 millions fin 2016 dont 40,3 millions à l’intérieur des frontières des pays. 47 % des personnes déplacées en interne appartiennent au monde arabe qui ne compte pourtant que 5 % de la population mondiale. La Syrie, la plus touchée (plus de la moitié des familles déplacées), misérable et en lambeaux, l’Irak, en mal de réconciliation et d’identité, le Yémen, pauvre parmi les pauvres, bombardé et manipulé, la Libye, disputée et malmenée par les milices, le Soudan, périphérie oubliée, la Palestine, en morceaux… Dans le même temps, d’autres pays sont fragilisés par l’arrivée massive de réfugiés, les plus accueillants étant le Liban et la Jordanie.
Les populations déplacées, arrachées à leur « chez soi » par les guerres et les menaces de toutes natures, survivent difficilement. Elles se retrouvent dans des camps ou bien viennent grossir la population des villes et des régions non préparées à l’arrivée de ces familles – Beyrouth a ainsi accueilli environ 1,5 million de Syriens. Près de la moitié des déplacés sont des enfants traumatisés et en mal d’école. Les tissus sociaux sont détruits, l’économie ruinée ou fortement endommagée, les réseaux de communication saturés, coupés. Partout le morcellement des territoires en sous-ensembles déconnectés les uns des autres fragilise ou casse les réseaux relationnels classiques et récuse les complémentarités fonctionnelles. Alors réémergent les référents identitaires liés à la tribu, au système communautaire ethnique ou confessionnel, réapparaissent les « fiefs » nuisibles à la circulation et à l’affirmation du fait national. Dans les villes (Bagdad) comme dans certaines campagnes, la pratique du nettoyage ethno-culturel implicite impose d’autres orientations aux mouvements résidentiels, aux échanges économiques, d’autres cheminements.
Les mouvements de population révèlent l’état des sociétés et des territoires, accompagnent leur évolution. S’ils expriment le réel, ils ne l’anticipent pas.