Murs & frontières

Le terme « frontière » est polysémique et renvoie, dans le champ des études urbaines, à de multiples réalités sociales, économiques, culturelles, urbanistiques. Les frontières urbaines peuvent être des barrières invisibles, structurant la ville selon des lignes de fracture socio-économiques ou communautaires, subies ou choisies (Lussault, Paquot, 2012). Nous l’entendrons ici dans un sens plus restrictif, celui des dispositifs physiques de clôture et de contrôle qui peuvent circonscrire ou parcourir des territoires et des espaces urbains. Or, à diverses échelles, et de manière contre-intuitive dans un monde toujours plus connecté, le renforcement des frontières et la construction de murs et de clôtures sont à l’œuvre partout et s’observent évidemment dans et autour de villes du Maghreb et du Moyen-Orient. La région est traversée de flux (migrants, réfugiés, combattants, armes, trafics divers) et marquée par de multiples conflits, situation propice à une surenchère sécuritaire et à une transformation des dynamiques socio-économiques et des mobilités. Cette tendance s’inscrit dans le contexte d’un accroissement des inégalités favorisant une fragmentation urbaine qui peut s’incarner dans la mise en œuvre de dispositifs de séparation. Une dialectique qui donne lieu à l’émergence d’agencements spatiaux, publics ou privés, aux fonctions diverses, instaurant des démarcations mais impliquant aussi adaptations et contournements, générant parfois leur propre économie, et aboutissant le plus souvent à la désintégration des territoires, au sens d’espace vécu, organisé et approprié mais également partagé. Elle traduit la mise en œuvre, par différents acteurs, d’une politique de cloisonnement de l’espace, une « teichopolitique » (Ballif, Rosière, 2009), néologisme construit à partir du grec teikos qui signifie « mur » ou « rempart ». Certes, ces objets sont constitutifs de la ville, ils sont un critère d’urbanité dans la longue histoire de l’édification des établissements humains, renvoyant à la protection comme à l’enfermement. Mais ils furent souvent magnifiés par l’architecture, l’esthétique et le prestige de la porte célébrant la défense autant que le passage. Les formes contemporaines paraissent en regard plus radicales et violentes, froides et technologiques, traduisant à la fois les politiques sécuritaires et la diffusion des idéologies d’exclusion et de repli.

La multiplication des murs

Certains de ces dispositifs sont très médiatisés, à l’instar du mur de plus de 700 km construit par Israël à partir de 2002 à proximité de la « Ligne verte », avec laquelle il a pris beaucoup de liberté, en concrétisant de facto l’annexion par Israël de plus de 10 % de la Cisjordanie et en accentuant sa fragmentation. La « barrière de sécurité » des Israéliens – ou « mur de l’apartheid » pour les Palestiniens –, condamnée par l’Assemblée générale des Nations unies en 2003 et considérée comme contraire au droit international par un avis consultatif de la Cour internationale de justice de 2004, est un dispositif qui revêt, sur une partie de son tracé, les contours d’un mur urbain coupant en deux des rues, séparant des quartiers. Mais comme le montrent des recherches récentes (Latte Abdallah, Parizot, 2017), plus qu’une séparation, voulue par les Israéliens comme une pièce maîtresse de leur politique sécuritaire, le mur est devenu un élément majeur de (dé)structuration de la vie quotidienne des Palestiniens de Cisjordanie et de Jérusalem-Est. Imposant de fortes contraintes dans les mobilités, séparant des familles, amplifiant la confiscation et l’accaparement des terres, et rendant toujours plus difficile l’accès aux services, notamment de santé, le mur renforce encore les logiques de rupture, sociales, économiques et culturelles, auxquelles le système d’occupation soumet les Palestiniens depuis 1967. Imposant d’absurdes et coûteuses stratégies de contournement et d’adaptation, le mur, en tant qu’infrastructure, génère sa propre économie (construction, surveillance, adaptation de la voirie, « gares » de contrôle et de passage, espaces commerciaux, etc.) et bien des convoitises, de part et d’autre. Il est aussi à l’origine d’une économie informelle de la circulation des personnes et des biens dans laquelle les coûts du passage pour les uns génèrent des profits pour les autres. Mais l’objet « mur » cristallise également la contestation de l’occupation et devient, en lui-même, le support physique de son expression, voire un objet « touristique ». Ainsi du projet du street artist britannique Banksy qui, après avoir peint plusieurs fresques à même la construction en 2005, a ouvert à Bethléem en 2017 l’hôtel Walled Off, dont toutes les chambres donnent sur le mur.

Au Liban, où Beyrouth, à l’instar de Berlin, fut longtemps l’archétype de la ville coupée en deux par la guerre, de nouveaux murs ont fait leur apparition récemment. Lors de la crise des ordures de l’été 2015 à Beyrouth, fut érigé en centre-ville un « mur de la honte », selon ses détracteurs, pour protéger le siège du gouvernement des manifestations grandissantes du mouvement « Vous puez », dénonçant les défaillances des services publics face à l’amoncellement des ordures. Recouvert en quelques heures de graffiti et de slogans politiques, le dispositif de béton a finalement été rapidement démantelé, signe de la faiblesse du pouvoir face à une population qui réclamait moins la destruction du mur que la construction d’un État. Au sud du pays, le mur est un nouvel avatar de la politique de ségrégation que subissent les Palestiniens. Il en est ainsi du camp de réfugiés d’Aïn el-Heloué à Saïda, le plus grand camp du Liban, peuplé aujourd’hui selon les sources de 20 000 à 50 000 habitants sur 1,5 km2. Longtemps considéré comme la « capitale » des réfugiés palestiniens, il fut une des bases militaires de l’OLP et connut tous les soubresauts de l’histoire des Palestiniens au Liban, subissant notamment de lourdes destructions lors de l’invasion israélienne de 1982. Enclave de pauvreté et d’exclusion, vouée aux luttes intestines, le camp est devenu au tournant des années 2000 une base du djihad vers l’Afghanistan ou l’Irak. Les échos de la guerre de Syrie y résonnent également et des réfugiés syriens y ont afflué après 2011, la population atteignant alors jusqu’à 120 000 personnes selon les officiels du camp. À partir de 2015, la montée de la violence entre factions palestiniennes et islamistes armés a conduit les autorités libanaises à ériger un mur de béton de 1 500 m le long des flancs ouest et sud du camp. Haut de 5 m, flanqué de vingt miradors, auxquels s’ajoutent des caméras de vidéosurveillance, des barrières métalliques et un imposant barrage militaire à l’entrée, le dispositif limite drastiquement l’accès au camp des personnes étrangères et notamment des journalistes. S’ajoutant aux restrictions de tous ordres que subissent les Palestiniens au Liban (droit à l’éducation, accès au marché du travail, accès à la propriété, etc.), le mur ne fait que renforcer la détresse et l’humiliation des habitants du camp, assimilé à une prison, ainsi qu’un sentiment de punition collective, comme un écho à la situation que vivent les Palestiniens de Cisjordanie ou de Gaza (Nayel, 2017).

L’obsession des clôtures

À Bagdad, enchevêtrement et sédimentation des dispositifs de clôture structurent la ville depuis l’invasion américaine de 2003. Le mur de la zone verte, rassemblant sur 10 km2 les services américains et les principaux ministères, fut édifié cette même année. Le secteur abrite aujourd’hui le Parlement, les services du gouvernement et la nouvelle ambassade des États-Unis, inaugurée en 2009 sur le terrain d’une ancienne résidence de Saddam Hussein. L’aéroport de Bagdad et la route qui y conduit depuis la zone verte furent également protégés par des murs et la sécurité de ces secteurs confiée à des sociétés privées. À partir de 2006-2007, à la suite du déclenchement de la guerre civile, l’armée américaine décida la construction de murs enserrant des quartiers de Bagdad selon des logiques confessionnelles, les transformant en enclaves fortifiées et contribuant à renforcer les divisions en mettant un terme à toute mixité (Moghadam, 2011). Cette logique s’est poursuivie et a changé d’échelle après le départ de l’armée américaine, murs et tranchées ceinturant la ville sur plus de 300 km à partir de 2016 pour tenter de contrer les attaques de l’Organisation État islamique, affectant toujours plus profondément le quotidien des habitants, comme le montre le film Bagdad. Chronique d’une ville emmurée (documentaire de Laurent Van der Stockt et Lucas Menget, Arte, 52 min, 2016).

Loin des regards et des caméras, Figuig, à l’est du Maroc, est une petite ville enclavée. Située à quelques kilomètres de l’Algérie, l’oasis de Figuig a vu son territoire se contracter et sa population décliner au fur et à mesure du renforcement de la frontière. Imposée au début du XXe siècle par la colonisation française, devenue de plus en plus hermétique après les indépendances du Maroc et de l’Algérie en raison de la dégradation des relations entre les deux pays, la frontière est fermée depuis 1994. Une situation qui a contribué à la déstructuration de l’économie et de la société d’une ville qui fut longtemps une importante place de commerce aux portes du Sahara, ce dont témoignent de nombreuses expressions de l’idiome berbère local (Benamara, 2015). La cité est cernée sur trois côtés par une frontière militarisée qui l’a coupée d’une partie importante de son terroir, désormais située en territoire algérien ou rendu inaccessible par la présence militaire. Malgré un mouvement de mobilisation citoyenne visant à desserrer cet étau et à demander réparation pour les préjudices subis (Sanmartin, 2011), la pression sécuritaire s’est accrue ces dernières années au prétexte de la lutte contre l’immigration clandestine et le terrorisme. L’armée marocaine a ainsi doublé le tracé de la frontière en creusant un réseau de tranchées et en installant des clôtures qui limitent toujours davantage l’accès des habitants au territoire. À l’été 2018, un nouveau plan d’aménagement local, prévoyant l’extension des zones militaires interdites à la périphérie immédiate de la ville, a provoqué un intense mouvement de contestation et la mobilisation des associations de Figuiguis établis à l’étranger. Les autorités semblent cette fois avoir reculé ; provisoirement ?


Auteur·e·s

Sanmartin Olivier, géographe, Université de Tours


Citer la notice

Sanmartin Olivier, « Murs & frontières », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/murs-%ef%bc%86-frontieres/