Espace concret et représenté, la place donne à voir les visées politiques et anthropologiques des pratiques sociales dans leurs implications spatiales. En tant qu’espace de l’expérience en public, elle possède ses propres règles et rituels fondés sur la nature des interactions sociales en public. Paradoxalement, la place minore l’anonymat des villes en instaurant des normes de coprésence spécifiques aux liens sociaux de proximité tout en participant à l’émergence de nouvelles pratiques en faveur de la démocratie.
La place, un espace de l’agir humain
Le « mouvement des places » (Pleyers, Glasius, 2013), dont l’objectif est de faire advenir la conscience de soi et des autres, a pris une importance considérable partout dans le monde. Mais l’occupation des places publiques lors des manifestations politiques produit-elle un contre-espace s’opposant à tous les autres, pour « les effacer, les compenser, les neutraliser ou les purifier » (Foucault, 1967) ? Il arrive que le citoyen ne se contente pas du rôle de spectateur et décide de s’engager, réellement ou symboliquement, pour des valeurs de justice et d’équité sociales. Dès lors, la question n’est pas celle de savoir comment une population s’approprie son cadre de vie, mais comment elle accède aux ressources de la ville au sens politique du terme. Loin d’être une simple forme spatiale de rassemblement, la place est un construit social mettant en œuvre une forme spécifique de « l’agir humain » (Rancière, 2000). La question qui se pose est celle de savoir si les places sont en mesure de stimuler la participation citoyenne ?
Place publique ou espace communautaire ?
La place ou rahba, tahtaha, meyden, séha, etc. : les dénominations sont nombreuses pour désigner un espace aux définitions complexes. L’occupation des places confirme s’il en est l’importance de l’espace tangible pour exprimer la communion ou les tensions d’une société. Mais la place au sens de « milieu » est à réinventer au gré des changements culturels et socio-historiques. Comme la rue, elle échappe à toute tentative de lui attribuer un statut culturel universel (Choay, 2001). Les villes historiques au Maghreb sont fondées sur une organisation socio-spatiale issue d’une « conception familiale de la ville » dans laquelle toute relation à l’espace repose sur des règles spécifiques avec une tendance à l’uniformisation des pratiques. Il est parfois difficile de distinguer les espaces publics des espaces privés tant la transposition des usages de l’un à l’autre est banale. Les places de petite taille se limitent à une simple fonction de transition car la tendance tend vers leur « privatisation » par les riverains. C’est ainsi que les logiques d’oppositions entre espace public et espace privé s’imposent comme un socle nécessaire à la compréhension des pratiques spatiales au Maghreb. La réapparition de la notion de jemâa (en arabe) ou tajm’at (en tamazigh) dans le débat politique est un indice du retour de la communauté comme ciment social. La référence communautaire est alors en filigrane de la position des individus dans l’espace et du rôle que peut avoir la place publique dans ce dispositif. Par exemple, les violences faites aux femmes dans les places publiques sont nombreuses et tiennent à la fois de facteurs socio-économiques et culturels. Il en est de même pour les espaces festifs dont la forme de rassemblement invente, dans l’espace vide de la place, une opportunité de communion et d’échanges au milieu de la foule dont Jemaa el-Fna (à Marrakech) en est la quintessence. Ces formes de rassemblement populaire [el-halka] prisées par les populations peuvent se transformer en des espaces de mobilisation politique et constituer une menace potentielle de l’ordre établi.
Des places en lutte
Du Caire à Tunis, Alger et Rabat, la place est érigée par les mouvements populaires en un enjeu majeur dans l’exercice de la démocratie. L’occupation collective des places apparaît comme un acte de résistance face à la confiscation de l’espace public par les pouvoirs politiques. En revanche, si les événements confirment l’idée d’une publicisation des revendications politiques par l’appropriation collective des places publiques, celle-ci se réalise par un marquage de l’espace à la manière d’un espace privé comme, par exemple, le fait de contrôler ou d’interdire la présence des femmes en usant de la violence. Par cette transposition des pratiques, la frontière entre le public et le privé est fragilisée. Il se trouve aussi que les configurations spatiales de chaque ville obligent à des adaptations spécifiques. Si l’occupation des places n’est ni une pratique nouvelle ni une exclusivité, les formes qu’elle prend et les slogans qui s’y affichent, renseignent sur les singularités locales de publicisation. La mise en habitation de la place du 1er Mai lors de la grève illimitée déclenchée par le mouvement islamiste à Alger a duré un mois (mai 1991). Cependant, l’étendue linéaire du centre d’Alger ponctuée par trois places symboliques mais modestes en termes de superficie oblige à une adaptation spécifique qui se concrétise par une occupation à la fois fixe et mobile : d’une part, l’occupation fixe sur la place du 1er Mai, une des plus « grandes » places d’Alger, qui n’est autre qu’un rond-point structurant menant vers le palais de la présidence, les ministères, les quartiers aisés de la capitale ; d’autre part, une occupation mobile entre les places des Martyrs, de l’Émir Abdelkader, de la Grande Poste et du 1er Mai (Dris, 2001). Ce mouvement incessant a confisqué les places du centre-ville en leur infligeant une idéologie précise. La place, espace tangible, est plus que jamais le lieu de mobilisation dans des formes singulières liées au contexte social, politique et culturel. L’appropriation citoyenne des places publiques repose sur les conditions par lesquelles un espace devient public au sens de pratiques démocratiques. Mais la place est aussi un lieu de vie sociale où s’expriment des identités particulières. C’est ainsi que la rencontre du politique et du social témoigne de l’ancrage historique et culturel de la place publique. Chaque place se distingue par son histoire et son originalité urbaine.