Pris dans sa signification et son usage en français, y compris au Maghreb, le terme « quartier » désigne une entité territoriale de division de la ville, mais il recouvre des réalités historiques, spatiales et sociales diversifiées et inévitablement hétérogènes au Maghreb et au Moyen-Orient. Il peut référer aux pratiques des espaces de la vie quotidienne et des espaces d’appartenance, plus ou moins identitaire, à la classe sociale et, comme il est plus courant au Moyen-Orient, à l’appartenance religieuse, ethnique ou, encore, à la nationalité. Mais il peut également relever des découpages administratifs et catégories statistiques émanant des dispositifs de gestion, de contrôle et de gouvernement de la ville de la part de l’État. Le mot « quartier » est aussi utilisé pour traduire et englober une sémantique urbaine qui est déclinée en langue arabe et dans ses dérivations langagières locales par une terminologie plurielle et spécifique.
Le quartier : lieu de vie
versus espace de l’administration territoriale
Sur la base d’un fondement géographique, économique, social et relationnel, le quartier est une sorte d’interface territoriale : un espace urbain où s’entrecroisent les pratiques de la vie ordinaire locale et les déclinaisons périphériques de l’action de gouvernement de l’État sur la ville (Stadnicki et al., 2014). Dans les pays actuellement déstabilisés ou déchirés par la violence et la guerre, les enjeux du contrôle des quartiers assument un caractère militaire et la (sur)vie quotidienne y est dramatique comme en Libye, en Syrie ou au Yémen. Dans les autres pays du Maghreb et du Moyen-Orient, la réflexion sur « Qu’est-ce qu’un quartier ? » mène tout droit au débat politique sur la question de la décentralisation des pouvoirs et des compétences étatiques à l’échelle locale, en passant par les processus de « municipalisation » et les tensions propres à l’empowerment et à l’autonomie du local. Par ailleurs, elle renvoie au sens social des ancrages territoriaux et des appartenances dans les contextes locaux de la ville alors que l’« urbain », flou et globalisé, serait plus difficilement appropriable par les citadins.
La proximité : hawma, hâra, derb
Évoluant dans le temps, résistant aux pressions déstructurantes de l’urbanisation, le quartier est déjà dans l’entre-deux-guerres au Maghreb « ce qui vous protège du monstre » (Berque, 1978). Il peut se muer en espace nostalgique, beau souvenir d’une citadinité d’antan qui semble s’enliser en raison de l’exode rural, perçu par la bourgeoisie citadine comme une invasion des médinas par des « ruraux » ; une bourgeoisie qui, à son tour, se déplacera progressivement ailleurs, vers la ville nouvelle et la modernité qu’elle offre, même si les générations suivantes ne dédaigneront pas l’idée d’un « retour », contribuant de la sorte, avec l’arrivée de nouveaux propriétaires étrangers, à la gentrification de nombre de noyaux urbains anciens.
Néanmoins, si l’on se place du côté de l’espace vécu, de l’espace relationnel et de proximité, ce qui fait l’affaire du « quartier » en arabe, ce sont plutôt les mots houma et hâra ou derb/darb. Le premier terme n’est employé qu’au Maghreb, le deuxième, surtout au Moyen-Orient, alors que, en Tunisie et ponctuellement dans d’autres villes au Maghreb, hâra assume une connotation ethnique, l’équivalent européen du ghetto. La hâra de Tunis est un toponyme et, sous le protectorat, sera installé dans ses parages le « quartier réservé » de la prostitution, l’équivalent du Bousbir casablancais, contrôlé et clos de murs. Au Maroc, d’ailleurs, les quartiers juifs étaient nommés mellah et, bien qu’ils n’abritent plus de population juive, ils conservent cette appellation : ce sont des quartiers populaires de la médina, généralement pauvres et dégradés que l’on trouve à Rabat, Fès, Marrakech, Essaouira, etc. Comme en Tunisie ou en Algérie, ils sont l’objet d’une récente attention patrimoniale soutenue par les communautés juives d’origine maghrébine qui résident à l’étranger et, dans certains cas, bénéficient de quelques nouveaux aménagements publics.
Si, au Caire, on dit awlad el-hâra pour indiquer les « fils du quartier », dans la médina de Fès, on dit plutôt ould el-houma (Idrissi Janati, 2011). L’expression évoque une généalogie inscrite dans les lieux, l’espace des liens interpersonnels, le partage de certains signes et de pratiques distinctives, y compris vestimentaires, culinaires ou langagières, ainsi que de certains codes de comportement, masculins ou féminins, qui renvoient à la réputation ou à l’honneur : « On ne “drague” pas dans sa houma ! » (Grangaud, 2010). Tout comme la hâra pour les villes du Moyen-Orient, la houma est le microcosme de l’appartenance locale et communautaire et s’applique généralement aux espaces de la structuration urbaine précoloniale. Au Maroc, la houma apparaît dans la nomenclature municipale mais, ailleurs, elle reste du domaine de l’informel, alors que, en Algérie, elle peut même évoquer des quartiers comme les cités bâties après l’indépendance dans les banlieues étendues d’Alger, d’Oran ou d’Annaba. Ce qui prime dans la houma maghrébine et la hâra au Machrek, ce sont la fonction résidentielle et le fait de constituer un espace des sociabilités et des solidarités (Navez-Bouchanine, 1997). On pourrait avancer que, grâce aux descriptions et mises en scène de l’écrivain Naguib Mahfouz, « la hâra cairote a en quelque sorte obtenu en 1988 le prix Nobel de littérature » ! (Depaule, 2010, p. 562). D’un autre point de vue, Jacques Berque (1978, p. 214) nous rappelle que, traditionnellement, « au Maghreb, le quartier se mesure au rayon d’audition du muezzin conviant à la prière ». Reste à savoir si une telle géographie sonore est encore à l’œuvre aujourd’hui dans les pratiques d’une houma.
L’univers de l’espace du voisinage est exprimé par le darb [au Maroc, derb]. De souche persane, ce terme désigne à l’origine un obstacle puis devient la porte (d’un quartier) ; il évolue encore pour indiquer la rue qui mène vers la porte et, au-delà, le quartier ou l’impasse dont la porte permet l’accès. Dans les villes anciennes, le darb/derb a une seule issue, autrefois fermée par une porte, et comporte un réseau de voies en impasses bordées de maisons. Mais, à Casablanca, de nombreux derbs existent aussi extra-muros et se situent, par exemple, dans la « Nouvelle Médina » bâtie sous le protectorat : le Derb Habous et le Derb Sultân (qui indique la présence du Palais royal) ou encore le Derb Bouchentouf (qui tire son nom de l’ancien propriétaire du terrain), connus en tant que bastions du nationalisme anticolonial. Quant au célèbre Derb Ghallef, il fut une « enclave indigène » dans le tissu ordonné de la ville européenne, et devint ensuite un marché aux puces [joutiya] surnommé le « marché aux pirates », lieu toujours réputé pour la vente de produits électroniques dans un contexte spatial de plus en plus requalifié, réaménagé et contrôlé.
Hayy : le quartier… à la carte
Certes, l’usage du terme « quartier » reste opératoire dans le parler courant au Maghreb, notamment pour désigner des quartiers coloniaux qui, entre-temps, ont changé d’allure : à Casablanca, le Maârif, faubourg populaire des « petits Blancs », ou Gauthier et Racine, sont désormais des quartiers bourgeois, alors qu’Anfa Supérieur est, dès son origine, un quartier de villas cossues pour riches citadins comme, du reste, Hydra – le « Beverly Hills » d’Alger – ou encore Sidi Bou Saïd, Carthage ou La Marsa à Tunis.
Lemot arabe plus générique hayy, connoté aujourd’hui d’une certaine modernité par rapport au sens de hawma et hâra, correspond à un quartier plus récent ; il a une portée plus institutionnelle et une localisation géographiquement plus périphérique par rapport aux précédents. Avant de signifier le quartier d’une ville, il aurait indiqué l’espace « de vie » [hay] d’une tribu (Puig, 2010). S’il est en rapport étroit avec l’espace du découpage et du contrôle politico-administratif, il peut sortir de l’anonymat générique pour parfois se muer en toponyme. Ainsi, sur n’importe quel plan de Casablanca, on trouve le toponyme Hay Mohammadi, qui intègre le grand bidonville des Carrières centrales : c’est le nom pris par le quartier, après l’indépendance, alors rebaptisé pour célébrer la résistance de ses habitants à la colonisation au début des années 1950. C’est aussi là que se rendit le roi Mohammed V au retour de son exil et il fut d’ailleurs surnommé « le roi des Carrières centrales ». C’est encore de là que partirent les émeutes de 1981 : Hay Mohammadi reste tristement célèbre pour son commissariat du Derb Moulay Cherif, lieu de détention secrète et de torture des opposants politiques durant les « années de plomb » du règne d’Hassan II. Mais ce quartier, qui a donné naissance au groupe musical Nass El Ghiwane, a fait l’objet en 2012 d’une réhabilitation morale dans le cadre des actions recommandées par l’Instance équité et réconciliation du Maroc, à laquelle a contribué l’association Casamémoire. De façon plus générale, les toponymes des quartiers émanent fréquemment des habitants eux-mêmes, en particulier dans le cas de quartiers dits « informels », mais pas seulement. C’est, par exemple, ce qui se passe pour le grand quartier populaire de Manchiat Nasser, au Caire, baptisé ainsi pour remercier Gamal Abdel Nasser qui avait favorisé sa régularisation à la fin des années 1960 après de fortes mobilisations de ses habitants. De même, les « logements du tremblement de terre », Masâkîn el Zilzal, furent surnommés de la sorte par les sinistrés du séisme ayant frappé Le Caire en 1992, relogés dans une cité périphérique alors en construction. Dans les cités de logement social, a priori homogènes et impersonnelles, des sous-quartiers se distinguent, là aussi grâce aux toponymes vernaculaires, à l’instar de « Chicago » distinguant quelques barres à la mauvaise réputation au milieu du grand ensemble de ‘Ayn al-Sira (Florin, Troin, 2013). De la sorte, diverses nouvelles extensions urbaines des grandes agglomérations maghrébines peuvent assumer des dénominations du même genre telles que « Kaboul », « Bronx », « New York », « Shishane » [Tchétchénie], « Petite Colombie », etc., qui témoignent à la fois d’une désignation stigmatisante dans l’imaginaire collectif et d’un effet d’endossement et de détournement de la part des habitants pour évoquer la dangerosité présumée ou effective d’un quartier. Au-delà de ces illustrations, on trouve de nombreux exemples de ce type dans les autres villes du monde arabe, qui articulent représentations, pratiques et appropriations citadines de l’espace à la façon de nommer celui-ci.
En arabe, cependant, l’usage des mots peut être moins déterminant comme en témoignent certaines cartes de Jérusalem où les qualificatifs hayy et hâra sont concomitamment opératoires : le premier pour indiquer les quartiers musulmans et chrétiens, le second pour dénommer les quartiers arméniens et juifs.