Quartiers précaires, informels, spontanés, bidonvilles, le vocabulaire varie d’un pays à l’autre du Maghreb et du Moyen-Orient, mais leurs représentations font l’objet de relatives convergences. Pourtant, la qualification de la population et des modes de formation ainsi que les politiques publiques dans ces quartiers marquent d’importants écarts. La tendance générale a été le laisser-faire jusqu’aux années 2000 ; puis, sous l’influence des recommandations et des incitations financières des bailleurs de fonds internationaux, davantage de pays se sont saisis de la question pour réaliser des opérations de requalification, le plus souvent partielle, d’une partie de ce parc de logements. Mais, si l’on compare des pays comme la Tunisie ou l’Égypte, les différences les plus marquantes relèvent de l’importance de l’urbanisation et des écarts sociaux. Dans ce dernier pays, en effet, la faiblesse chronique de la part du logement social avec une production équivalente à 10,5 % du stock dans des sites excentrés – et dont la moitié des appartements étaient vacants sur la période 1996-2006 – amène plus de 65 % de la population à avoir recours à des constructions non réglementaires (ONU-Habitat, 2016). Malgré le plan national pour le logement initié en 2005, tant les nouvelles unités, dont la construction a en partie été déléguée au secteur privé, qu’un programme de trames assainies [Ibni beitak] sont considérés comme « un large échec ». À cet égard, la période post-révolutionnaire a encore renforcé la participation de ce secteur dans le marché du logement et l’investissement dans la pierre. Pour toutes ces raisons, le parc de logements bon marché, considéré comme informel, a toutes les raisons de se consolider dans les années à venir.
Décrire le phénomène
Si le début de la prise en compte des quartiers précaires par les institutions internationales et nationales est souvent évoqué, on oublie par contre de mentionner le caractère relativement récent de ce phénomène complexe dans sa dimension massive. Ainsi, dans le cas de l’Égypte, l’habitat considéré comme informel [‘ashwaiyya] ne s’est véritablement développé que dans les années 1970 et est apparu comme tel en regard d’une production planifiée mise en œuvre par le régime nassérien. Au Maroc, il est essentiellement question de bidonvilles, masquant l’existence et l’extension d’un habitat non réglementaire, en réalité bien plus multiforme. Mais le Maroc est à la fois le seul pays à combiner une forte présence de bidonvilles au sens morphologique du terme et à avoir introduit une « maîtrise d’ouvrage sociale » chargée du suivi du relogement (Navez-Bouchanine, Chaboche, 2013).
Représenter
Les représentations stigmatisantes des quartiers précaires et des activités qui les accompagnent, par exemple les marchés de rue, prévalent toujours aujourd’hui. C’est le cas pour les quartiers de gecekondu [signifiant « construit la nuit »] en Turquie, mais aussi des quartiers qualifiés d’« anarchiques » en Algérie ou des quartiers dits « spontanés » en Tunisie, même s’ils restent moins nombreux. Au Liban, la description des années 1980 en termes de « ceinture de pauvreté » reste assez présente et l’opprobre est souvent jeté sur les « quartiers sud » de Beyrouth auxquels est accolée l’étiquette de « chiites » donc de zones de résistance à l’État. Tous sont globalement perçus comme des quartiers de migrants ruraux, alors même que la plupart des résidents sont désormais nés en ville. Les travaux sur la citadinité (Deboulet, 1996) montrent d’ailleurs bien cette commune tendance à assimiler migration interne, absence de citadinité, voire persistance de formes de ruralité, et construction illégale, voire anarchique. Ces représentations alimentent parfois la peur.
Les dimensions internationales de la mesure
La prévalence de l’habitat précaire dépend avant tout de qualifications politiques et géopolitiques. Ainsi, la reconnaissance de ces entités par les États passe par la statistique qui coïncide dorénavant en partie avec la politique internationale de lutte contre les slums [traduits dans les pays francophones par « bidonvilles »]. Pourtant, bidonvilles ou slums évoquent davantage la faiblesse de la qualité constructive que la précarité résidentielle et, de fait, ne correspondent pas à la réalité des quartiers précaires qui jouissent paradoxalement d’une bonne consolidation du bâti en dépit d’un statut foncier et réglementaire incertain, sinon insécurisant. Si, en Égypte, ces quartiers précaires sont comptabilisés depuis 2008, c’est en adoptant une typologie nouvelle que l’Informal Slum Development Facility développe pour satisfaire les institutions internationales. C’est la première fois que l’ensemble des ‘ashwaiyyat est qualifié de slums, ce qui laisse rêveur au regard du mode constructif dominant avec des immeubles qui parfois dépassent les dix étages. Mais cette catégorisation est en réalité très habile puisqu’elle définit des zones unsafe et des zones unplanned, seules une partie des premières devant faire l’objet d’un déplacement de la population.
Agir
Dorénavant, des zones historiques sont qualifiées de unsafe, permettant d’envisager le départ forcé des populations de ces secteurs très mal considérés. Il en est ainsi du quartier de Al-’Attaba, proche de la citadelle du Caire, qui fait l’objet depuis 2018 d’une politique d’éviction portée par le gouvernorat, lui-même mandaté par le gouvernement, afin d’accélérer le processus de nettoyage des zones unsafe et d’en finir avec elles pour fin 2019. D’autres secteurs unsafe ont ainsi été en tout ou partie démolis et leurs habitants relogés pour certains dans des secteurs précis, situés en périphérie lointaine, pour d’autres dans le secteur sous haute surveillance de Al-Asmarat ou, encore, dans la ville de Six-Octobre, dans les habitations données par un magnat des télécoms. Ces politiques de relogement forcé donnent accès à davantage de confort matériel, mais à l’instar des politiques de relocalisation des gecekondu turcs ou des politiques de recasement des bidonvilles marocains dans le programme Villes sans bidonvilles, elles créent davantage de problèmes qu’elles n’en résolvent.
Les relogés sont, en effet, sous la double contrainte de la distance et du détachement : des réseaux sociaux, principaux pourvoyeurs d’accès à l’emploi pour les travailleurs de l’informel qui peuplent ces quartiers et de soutien comme de sociabilité indispensables pour survivre dans ces grandes villes ; de l’éloignement des lieux de travail couplé à une absence de transports collectifs. À Six-Octobre, les autorités ont refusé que la ville nouvelle soit desservie par le métro afin d’éviter l’arrivée des pauvres. Mais les relogés dans le quartier de Al-Ahram City doivent prendre plusieurs microbus pour conserver leur emploi au Caire comme manœuvres, maçons, vendeurs de rue, cuisiniers. Ils préfèrent donc loger chez des voisins du quartier d’origine dont la maison n’a pas été démolie et revenir dans leur famille sur le site de relogement le week-end… quand l’ensemble de la famille ne redéménage pas dans un autre quartier unsafe. Par ailleurs, certains quartiers unplanned font l’objet de programmes de réhabilitation financés par des bailleurs européens. Il en est ainsi du programme en cours de l’Agence française de développement (AFD) à Mit Oqba (réfection des réseaux principalement) ou des programmes du GIZ (coopération allemande) dans plusieurs quartiers. L’État investit alors principalement à destination de ces quartiers dont on mesure enfin l’impossible dissolution. Un suivi, même rapide, de ces opérations montre que, lors des premiers signes d’intervention, initiés à la fin des années 2000, l’intervention de collectifs composés d’architectes et d’urbanistes (Stadnicki, 2014) a ouvert la voie d’une coopération directe avec des associations d’habitants. Ainsi, à Mit Oqba, le travail de pavage collectif de rues s’est réalisé avec le bureau d’études Takween et le comité populaire mis en place dans le sillage de la révolution de 2011. Sur la rive gauche du Nil, Boulaq al-Dakrour, l’un des plus vastes quartiers unplanned, a fait l’objet de plusieurs interventions du collectif Cluster ; il en a été de même pour Ard al-Liwa auquel se sont adjoints des architectes européens. À l’opposé, dans de nombreux secteurs dits unsafe, de larges zones d’habitation ont été démolies. Emblématique de ce tournant pro-éviction, le quartier central de Maspero a été rayé de la carte sans sommation alors qu’une concertation menée par des architectes et pourtant approuvée par une partie du gouvernement s’y était opposée. Initiative saluée mais qui n’a pas résisté à la convoitise foncière. Par-delà les spécificités nationales, cette diffraction dans les modes d’intervention rejoint des analyses des politiques urbaines, notamment en Syrie avant la guerre (Clerc, 2013) ou en Jordanie qui, pionnière en matière de régularisation, de surcroît participative dans les années 1980, a évolué vers un modèle influencé par le dogme du recouvrement des coûts et l’éviction (Ababsa et al., 2012).
En Turquie, de nombreux quartiers continuent à faire l’objet d’une politique de rénovation urbaine agressive appelée « transformation urbaine » [kentsel donüşüm]. Elle est autorisée par une précarité foncière entretenue et par des « ciblages » en raison de l’histoire militante de ces espaces. Elle aboutit à la démolition de gecekondu souvent bien consolidés avec relogement ex situ initié par l’institution publique Toki qui contrôle une grande partie de la construction de logements collectifs en propriété (Erdi, 2016). Ces opérations recherchent – et parviennent fréquemment – à faire partir les catégories populaires des zones centrales et ce non sans batailles très significatives. Ces luttes urbaines en Turquie, couramment appuyées par des universitaires, ont fait l’objet d’une ample littérature depuis une vingtaine d’années, jouant un rôle précurseur dans l’analyse de cette conflictualité autour du maintien sur place ou du droit à la ville.
Cette politique rappelle, par certains aspects, le programme marocain Villes sans bidonvilles en raison de la présence d’un aménageur principal, Al Omrane, mais aussi de l’importance des relogements ex situ de bidonvilles. En Tunisie, l’absence d’agenda de rénovation urbaine et la concentration sur la réhabilitation technique des quartiers avec l’Agence de réhabilitation et de rénovation urbaine (ARRU) dédiée est un cas à part. L’intervention est standardisée et limitée au rattrapage infrastructurel, mais elle a indéniablement couvert l’ensemble du pays qui, au demeurant, connaissait une précarité résidentielle bien moins aiguë que dans le reste du monde arabe. Le dernier programme Proville de l’AFD, en partenariat avec l’UE et l’ARRU, concerne la mise à niveau en « infrastructures urbaines de base » de 140 « quartiers populaires ».
Au Liban, en revanche, l’échec du redéveloppement de ces quartiers par la société Solidere a conforté une situation de statu quo précaire, les municipalités chiites gérant ces entités sans grands moyens d’intervention autres que la fourniture en services, souvent aidée par le Hezbollah. Ces zones agricoles ou littorales, urbanisées progressivement avec la bénédiction des autorités sous couvert de permis d’occupation factices (Fawaz, 2016), sont, là aussi, devenues des quartiers-dortoirs dépourvus d’urbanité mais propices au développement de systèmes locatifs lucratifs adressés aux populations migrantes et surtout aux réfugiés syriens.
Ce rapide tour d’horizon des politiques urbaines au Maghreb et au Moyen-Orient montre l’extrême diversité des formes d’insécurité résidentielle et de précarité habitationnelle générées par des politiques urbaines autrement plus tolérantes à l’égard des pratiques d’exception dans l’immobilier haut de gamme (Fawaz, 2016) quand elles ne servent pas directement des secteurs protégés de l’État tels que l’armée, notamment en Égypte. Le cas égyptien paraît être de loin le plus délicat, avec des densités résidentielles record et des difficultés environnementales accrues qui ne semblent pas être prises en compte dans l’agenda politique.