Aborder le thème des réseaux de villes dans le contexte urbain du Moyen-Orient et du Maghreb, et plus particulièrement pour ce dernier, revient à s’inscrire d’emblée dans le champ de la prospective territoriale. On peut, en effet, émettre l’hypothèse que cette démarche pourrait constituer l’étape future des processus de décentralisation à l’œuvre en Algérie, au Maroc et en Tunisie, même si leurs dynamiques évoluent de manière inégale au sein de ces trois pays. Rappelons qu’initier des réseaux de villes s’apparente à créer des coopérations volontaires, de nature institutionnelle, économique, culturelle, touristique, c’est-à-dire politique et stratégique, entre des entités urbaines, en général de dimension comparable.
Des réseaux de villes
complémentaires des réseaux urbains hiérarchisés
La densité de ces relations dépend de l’organisation des différentes armatures urbaines nationales et des réseaux urbains qui s’y développent. Mais elles peuvent aussi les dépasser. Il devient alors nécessaire de distinguer, d’une part, les réseaux urbains, nourris par des flux, qui s’inscrivent dans une hiérarchie urbaine, hérités d’une structuration profonde et historique des territoires qu’il semble difficile de modifier à court terme et, d’autre part, les réseaux de villes qui, sans remettre en cause cette hiérarchie, décrivent des processus de coopération interurbaine entre des agglomérations situées en général au sein de la même strate démographique, pour mettre en place plus facilement des formes de complémentarité des fonctions de commandement et d’accès aux ressources du développement local.
Mettre la question des réseaux de villes au cœur du devenir de l’organisation territoriale des trois pays du Maghreb présente à nos yeux deux intérêts : d’un côté, dans un contexte d’internationalisation des échanges et de raréfaction des financements publics, la coopération entre collectivités territoriales permettrait d’assurer des tâches qu’une commune seule ne pourrait assumer et prendre ainsi en charge des défis communs de développement ; de l’autre côté, cette forme de coopération pourrait atténuer l’impact des primaties des capitales nationales vis-à-vis de leurs systèmes urbains respectifs qu’elles structurent de manière « descendante », de façon plus accentuée encore en Algérie et en Tunisie qu’au Maroc. Ce fonctionnement s’adapterait particulièrement à la catégorie des villes moyennes ou petites, pour inciter leurs décideurs à initier des systèmes locaux de relations institutionnelles et territoriales dans un cadre régional.
Les réseaux de villes,
un objet territorial aux finalités renouvelées
Cette forme de coopération a connu son apogée en France dans les années 1990 et 2000 (Datar, 1991). Mais, inscrite dans un processus de décentralisation déjà bien avancé, déployant un arsenal de compétences juridiques déjà bien installé entre les différents niveaux de décision, elle a pâti d’un faible soutien de l’État dans la durée, d’un faible soutien de la part des régions – nouvelles institutions de la décennie 1980 qui ont considéré comme concurrentielle la constitution de réseaux construits à l’échelle régionale ou inter-régionale –, d’un soutien « en dents de scie » des acteurs des réseaux de villes eux-mêmes, qui n’ont pas osé affirmer le « pouvoir » des villes intermédiaires et qui se sont parallèlement investis dans la construction des intercommunalités (Royoux, 2014). La dynamique peut être différente au Maghreb dans la mesure où les processus de distribution des compétences entre les différentes collectivités territoriales ne sont pas encore achevés, même s’ils sont plus aboutis au Maroc. Cette démarche aurait également l’avantage de conforter le rôle des villes moyennes car, à l’inverse, leur dissémination favorise, de fait, la concentration des activités dans les métropoles plus grandes, comme cela peut s’observer aussi au Liban par exemple (Verdeil et al., 2007).
Des réseaux de villes
en renfort d’organisations territoriales mouvantes
L’organisation institutionnelle des trois pays du Maghreb a connu plusieurs bouleversements récents (Kasdallah, 2013) qui ont perturbé la construction de relations horizontales pérennes entre les petites villes et les villes moyennes : en Tunisie, les réformes de 1974, 1984, 1985 ont finalement consolidé la création de vingt-quatre gouvernorats (Signoles, 1985 ; Belhedi, 2016) ; en Algérie, on compte maintenant quarante-huit wilayas [préfectures] à la suite de trois remaniements régionaux, en 1963, 1975, 1984 ; au Maroc, l’encadrement territorial s’est traduit par la création de seize régions en 1997, puis douze en 2015. Par ailleurs, l’organisation urbaine reste très hiérarchisée en Tunisie du fait du poids de Tunis et de la littoralisation des activités autour de Sousse et de Sfax. En Algérie, la primatie d’Alger et le poids démographique et économique d’Oran, de Constantine et d’Annaba orientent fortement la physionomie du système urbain national. Mais la nature des rapports interurbains diffère au niveau des réseaux secondaires : à l’est entre Souk Ahras, Guelma et Skikda, entre Batna, Jijel, Sétif ; à l’ouest entre Mostaganem et Sidi bel Abbes. Au Maroc, la structure urbaine est plus multipolaire : l’ensemble Casablanca-Rabat-Kénitra n’entrave pas le développement de Fès et de Marrakech mais a atténué le poids des villes intermédiaires.
Des réseaux de villes
au service d’intercommunalités en émergence
Le cas du Maroc est intéressant et original du point de vue du potentiel de développement des coopérations interurbaines « horizontales ». Car elles existent bel et bien au niveau des petites villes et de certaines villes moyennes et décrivent un processus qualifié d’« intercommunalité » qui recouvre des actions de « coopération institutionnelle » et de « coopération conventionnelle », que l’on pourrait assimiler aux démarches de réseaux de villes. L’administration les favorise d’ailleurs, afin que ces entités urbaines soient bien au service de véritables « bassins économiques »(Direction générale des collectivités locales du royaume du Maroc, 2012). La coopération institutionnelle aboutit à la création d’un établissement public administratif sous forme d’un groupement de communes ; la coopération conventionnelle est régie par des accords de partenariat, parfois sous forme associative. Au début de la décennie 2010, 132 groupements de communes et 141 conventions de partenariat ont été signés au Maroc pour gérer en commun des services de base distants parfois de plusieurs dizaines de kilomètres (eau, électrification, hygiène publique, ouverture de pistes routières, transport scolaire, établissements pour la petite enfance, prestations sociales envers les personnes âgées, etc.) ou pour élaborer de véritables projets de territoire entre plusieurs collectivités, à l’échelle d’un bassin de vie, ou pour traiter d’une thématique commune comme l’organisation d’une filière de production ou de commercialisation agricole. Ainsi, la gestion des déchets s’inscrit dans cette démarche dans la région d’Al-Hoceima ; c’est aussi le cas concernant le transport collectif au sein du « Grand » El Jadida. Cette démarche pourrait inspirer les localités de l’Est algérien présentant un profil relativement équilibré entre elles, mais surtout s’appliquer dans deux régions tunisiennes : au nord-ouest entre Beja, Jendouba, Le Kef, voire Siliana, dont les complémentarités des activités pourraient équilibrer les relations asymétriques que ces villes entretiennent avec Tunis ; et au sein du Sahel, entre Monastir, Ksar Hellal, Moknine, en appui de l’adossement de ces villes au « Grand Sousse » et à Kairouan. Et, sans l’affirmer encore de manière explicite, plusieurs documents de planification territoriale édités récemment (DGAT, 2012, 2015 ; DGAT, 2015) évoquent la possibilité de développer des relations interurbaines horizontales.
Demain, des villes moyennes maghrébines en réseau ?
Les systèmes urbains des trois pays du Maghreb se sont structurés de manière similaire depuis quatre décennies. L’efficacité de leur encadrement territorial et la consolidation de leur positionnement autour du Bassin méditerranéen dépendent désormais de leur capacité à instaurer des relations institutionnelles d’une autre nature au sein de leurs trames urbaines respectives, fondées sur la valorisation de leurs ressources locales, dans des systèmes régionaux à renforcer et tributaires, pour cela, de l’instauration de nouvelles formes de complémentarités entre les petites villes et les villes moyennes maghrébines, celles qui se sont le plus développées depuis deux décennies.