Sortir en ville pour manger est une modalité sociale et historique qui implique non seulement une monétarisation du produit alimentaire, mais aussi de sa préparation. Les milieux urbains du Maghreb et du Moyen-Orient ont développé et réglementé (Rosenberger, 2014) une offre variée de restauration. Celle-ci permet un accès à des types de préparations culinaires parfois trop complexes à mettre en œuvre au sein de l’espace domestique, ou bien inconnues de celui-ci (plats exotiques), souvent plus détachées des rythmes saisonniers que la cuisine familiale. Dans l’ensemble, ces riches restaurations urbaines offrent néanmoins peu d’innovation culinaire et ne sont guère une plate-forme d’expérimentations d’aliments nouveaux. Manger hors de chez soi crée cependant une forme d’individualisme alimentaire et promeut une appréciation individuelle du goût (relativisant la conformation familiale). Se restaurer en ville, entre amis pour les loisirs, mais le plus souvent seul ou entre collègues en raison des mobilités urbaines scolaires ou professionnelles ne permet pas, à l’évidence, l’exercice de la sociabilité familiale du repas partagé. Mais, plus qu’une concurrence des cuisines et des espaces, il y a complémentarité de ces restaurations (et une certaine fluidité de l’une à l’autre), fortement genrées : aux hommes la cuisine de l’espace public et aux femmes la cuisine domestique. Divers facteurs ordonnent la variété des restaurations urbaines : la situation spatiale du restaurant (centre-ville ou quartier populaire), sa catégorie sociologique (chic ou populaire), son degré de fermeture (fermé, ouvert sur la rue ou dans la rue), son caractère fixe ou mobile ou le type de préparations culinaires. Notons que l’adjectif « populaire » se traduit (en Égypte au moins) par baladî, de balad, « pays » mais également « ville », terme qui véhicule une connotation d’authenticité populaire, par contraste avec une culture et des modes de vie bourgeois et occidentalisés (Miller, 2007).
Restauration normalisée ou mondialisée
et restaurants généralistes populaires
Sous cette catégorie sont rangés les restaurants – génériquement mat’am – issus d’un type européen : repas à table, à la carte, avec des plats, variés, proposés l’un après l’autre (typiquement : entrée/plat/dessert). La cuisine peut être européenne, dans une tradition qui remonte aux occupations ou aux présences européennes des XIXe et XXe siècles. En Égypte, le terme brîmû [issu de l’italien primo] pour désigner le premier plat est encore en usage, comme firutta pour les fruits au menu. Bière ou vin, bien sûr, sont servis. Au Caire, ces vieux restaurants chics n’ont plus que le charme suranné de leur splendeur passée. À la fin du XXe siècle se multiplient sur le même modèle, désormais mondialisé, des restaurants exotiques, asiatiques en particulier. Les prix, affichés, visent une clientèle de classe moyenne ou supérieure, en particulier celle logée dans les hôtels internationaux. Certains restaurants populaires reprennent ce modèle en le simplifiant : une carte et des plats populaires, mais sans succession des plats, ni nappe ni alcool. La clientèle est, à l’évidence, populaire, mais « de sortie ». Ces restaurants, surtout situés dans les anciens quartiers centraux, sont en général fermés (avec une salle de restaurant) mais peuvent proposer des tables en extérieur. Ils offrent salades, légumes farcis [mahchî], crème de sésame [tahîna] en entrée, poulet grillé, kufta, mumbâr ou autres viandes, ma’karûna [pâtes à l’eau ou au four], frites, riz, flageolets, mulūkhiya [corète potagère], etc., ainsi que les spécialités des restaurateurs [mat’amgî]. Au Yémen, les bûfiyya [restaurant-buffet] présentent une déclinaison très populaire d’une cantine généraliste [haricots fâsûliyya, omelettes ou galettes fourrées mutabaq]. Une autre évolution mondialisée (mais spécialisée) est le fast-food : les enseignes de type McDonald’s attirent surtout une clientèle de classe moyenne, plus intéressée par le dépaysement ou le partage d’une identification moderne et américaine que par une restauration qui n’a souvent de rapide que le nom.
Restaurants spécialisés populaires locaux et stands
Une forme sans aucun doute plus ancienne de restaurant est celle spécialisée dans la préparation et la vente d’un plat, en général local et propre à la ville. On notera que, dans les villes de la Méditerranée, chaque préparation culinaire a vu se développer sa profession spécialisée (Aubaile-Sallenave, 1996). La restauration peut avoir lieu en salle, mais, en général, elle est ouverte sur la rue et y déborde. Elle peut aussi être en stand, à savoir des restaurateurs sans local mais qui offrent soit leur comptoir ou des tables et chaises pour se restaurer, soit via la formule take-away (en Égypte) ou safarî (au Yémen), à emporter vers un banc ou un rebord de trottoir proche : la « cuisine de rue » proprement dite. En Égypte, classiquement, ces stands cuisinent sur place du kebda [foie émincé revenu au piment] et des sogo’ [petites saucisses], servis dans du pain blanc, accompagnés de torchî [légumes vinaigrés]. Les spécialités servies varient fortement en fonction des villes et reflètent souvent une identité culinaire et alimentaire revendiquée, tout en demeurant dans un ensemble qui a sa cohérence. La viande est, bien sûr, appréciée et parfois plus consommée en extérieur que chez soi. Un classique est le sandwich de châwarmâ [poulet ou « viande », c’est-à-dire bœuf ou mouton], d’origine turque. Les établissements sont généralement spécialisés : en Égypte, le masmat propose cervelle, langue, pieds de mouton ou de vache et autres variétés de viande ou d’abats ou, plus spécialisé encore, le maṭ’am kibda w-mukh, restaurant de foie et de cervelle, ou le restaurateur en kebab [hâtî] ou encore les sandwiches d’une préparation de viande hachée [hawâwchî]. Les fruits de mer (coquillages surtout) et poissons sont évidemment les spécialités de restaurants relativement populaires de villes portuaires, comme à Alexandrie ou Istanbul. Au Yémen, les makhbaza ne désignent pas une boulangerie, mais l’établissement où l’on vient faire préparer et manger (avec du pain cuit sur place) son poisson que l’on apporte avec les ingrédients de la sauce. Dans les classes populaires, l’accès à des restaurations sans viande (mais non sans protéines) est plus quotidienne avec les différentes déclinaisons locales du fûl w-ta’amiyya [fève et falafels de fèves] servi dans du pain baladî. En Égypte s’est développé récemment un modèle rénové de restaurant reposant sur l’un des plats nationaux, le kucharî. Plus roboratif encore que les fèves, il s’agit d’un mélange de pâtes, lentilles, riz et quelques pois chiches, assaisonné d’oignons frits et de sauce tomate pimentée vinaigrée.
Ambulants
Fragile frontière entre la restauration en stands et l’ambulante : où placer les vendeurs de jus de fruits et glaciers, certains en magasins ouverts sur la rue, en stands ou bien marchands ambulants ? Toujours spécialisée, disons que l’ambulante disparaît à un moment de la journée : parfois une charrette à bras, parfois portée à dos d’homme, la restauration est de rue et la parcourt littéralement. En Égypte, dans la matinée seulement, des vendeurs de fûlmedammes sont à la sortie des écoles ou restaurent employés et ouvriers sur leurs lieux de travail : c’est un repas de travailleur, le casse-croûte du matin, servi dans une timbale métallique. L’équivalent existe en Tunisie ou au Yémen, où l’on prend son iftâr, premier repas du jour, vers dix heures du matin. Le matin, on rencontre en Tunisie des marchands de pois chiches/fèves [balîla au nord, harisa au sud] ; le soir, au Maroc, des marchands de soupe d’escargots ; etc. Parmi les ambulants parcourant les rues en Égypte se comptent les vendeurs de patates douces braisées ou d’épis de maïs grillés sur de petits braseros portatifs, vendeurs le soir de pop-corn, de graines de cucurbitacées et de tournesol, grillées et salées, ou de graines de lupin, voire des marchands ambulants de glaces, vendues en cornets ou en pots en plastique, ou de barbe à papa [ghazal al-banāt en égyptien] colorée en rose pour les enfants (en particulier les jours de fête ou dans les jardins publics). À Tunis, à la fin de l’été, des vendeurs de figues de Barbarie, refroidies par des glaçons dans une charrette à bras, pèlent ces fruits pour leurs clients.
Nouveautés
Au titre des nouveautés, la mode de la street food a fait son apparition à Beyrouth (à prix élevés) avec le très tendance Souk el-Akel, situé place de l’Étoile dans le chic centre-ville ; en Arabie saoudite, à Riyad et à Djeddah, les food trucks suivent le modèle états-unien, servant notamment des burgers. La variété de restaurations qu’offrent les mondes urbains du Maghreb et du Moyen-Orient est vaste. Mais pourquoi manger dehors ? À l’évidence, la restauration urbaine répond à une demande, en particulier de célibataires (plutôt masculins) ou de tous ceux dont les lieux de travail sont distants de la résidence, alors que la restauration collective d’entreprise est peu développée. Manger dehors ne veut pas seulement dire manger vite et se « restaurer », mais aussi sortir, seul ou à plusieurs, entre hommes, entre femmes ou en groupes mixtes, et goûter à la ville, trouver une commensalité dans l’espace public. La restauration en ville et, bien sûr, le pique-nique – les aliments provenant des établissements susmentionnés ou préparés à la maison –, sont une partie intégrante de la promenade, diurne ou nocturne. Manger dehors crée des ancrages relationnels dans l’espace urbain (noyau/relais d’interconnaissance), voire des dépendances et obligations (fidélité obligée à un restaurateur, crédit ouvert, etc.). Manger est un besoin fondamental, se restaurer dehors, une modalité très urbaine.