Aujourd’hui, 84 % de la population en Arabie saoudite vit en ville ; 100 % de la population a désormais accès à l’eau et aux sanitaires ; plus de 90 % des hommes possèdent une voiture. En moins d’un siècle, cet État wahhabite s’est transformé en État moderne fortement centralisé autour de sa capitale, Riyad, tandis que son histoire urbaine est empreinte de morcellement, d’horizontalisme politique et de circulations d’hommes et de marchandises.
Quels sont les phénomènes qui ont conduit à une telle transformation urbaine et quelles en sont les conséquences ? Comment Riyad et les villes secondaires ont-elles été transformées à l’ère du pétrole en combinaison avec le pouvoir centralisé des Al-Saoud sans lesquels une telle mutation n’aurait sans doute pas pu être aussi fortement marquée ? Le développement imaginé par le pouvoir marque en effet une rupture avec les anciens modèles urbains et la centralisation autour de Riyad est ici déterminante.
L’impulsion historique de Riyad
Riyad est la plus grande ville du royaume : en 2004, elle englobait déjà 20 % de la population totale du pays. En 2017, sa population s’élevait à 6,2 millions d’habitants. Elle est talonnée par Djeddah (4 millions d’habitants) à l’ouest du pays, puis par Médine (1 million). À l’est, les villes pétrolières de Dammam et de Jubaïl sont les plus peuplées, tandis que la région du Rub Al Khali [le « quart vide »] est désertique. Cette attraction de la capitale est un symbole de l’emprise de la famille gouvernante sur le pouvoir et de sa volonté d’en faire une place forte, pourtant éloignée de la mer Rouge et du golfe Arabo-Persique ainsi que des axes traditionnels de circulation de marchandises.
Si les provinces de l’Est sont marquées par un développement urbain centré autour du pétrole, celui de Riyad est l’apanage de la volonté royale. Précédemment installé à Dirryah au nord-ouest, le siège politique de la famille Al-Saoud devient Riyad lorsque le fondateur du second État saoudien (1824-1891), Turki bin Abdullah Al-Saoud, s’y installe en 1824. La ville endosse un rôle institutionnel au début du XXe siècle à la suite de la troisième et dernière unification du royaume par le roi Ibn Saoud. Riyad devient la capitale de l’État moderne saoudien en 1932. Elle y accueille ses premiers ministères : Finances en 1932, Défense en 1944, Intérieur en 1951.
La destruction des anciennes structures urbaines
La construction de palais royaux et princiers autour de Riyad contribue également au développement de la capitale : les réseaux de distribution d’électricité et d’eau sont installés dès la fin des années 1930. Mais c’est le roi Saoud bin Abdelaziz, successeur de son père en 1953, qui décide de moderniser la ville en édifiant de nouveaux quartiers résidentiels royaux et gouvernementaux. Il a pour objectif de transférer les principales institutions de Djeddah et de La Mecque à Riyad.
Une nouvelle ère s’ouvre alors : cette modernisation contribue à la destruction des centres anciens et quartiers historiques. Menée, entre autres, par l’entreprise de construction américaine Bechtel et l’architecte égyptien Sayyed Kuryaem, Riyad ouvre son aéroport et Al-Nasriyah, son quartier de ministères et de palais, en 1954 : de nombreux quartiers centrés autour des mosquées, entourés de murs et aux habitations multifamiliales sont remplacés par un modèle dit « international », à savoir des maisons unifamiliales et des rues orthogonales.
L’architecture contemporaine en Arabie saoudite trouve ses origines dans les premières constructions, entre 1938 et 1944, de l’entreprise pétrolière Aramco (Arabian American Company) (Al-Naïm, 2011). Ainsi, les zones résidentielles dans la région de l’est du royaume introduisent un concept d’habitations individuelles et d’usage de l’espace tout à fait inédit : omniprésentes à Riyad, elles incarnent le contact des Saoudiens avec la culture occidentale. Attirant nombre de travailleurs locaux, leur croissance a été telle que le gouvernement ordonna en 1947 la création de nouvelles villes, à savoir Dhahran et Al-Khobar, situées dans la province orientale appelée Al-Charqiya. Il s’agit des premières villes planifiées sur un modèle américain orthogonal.
D’autres villes planifiées pour la mondialisation seront construites jusqu’au XXIe siècle. C’est déjà le cas de la King Abdallah Economic City (KAEC) sur la mer Rouge qui abritera bientôt l’immeuble le plus haut du monde, devant la tour Burj Khalifa à Dubaï. De la ville ancienne de Dirryah jusqu’à la KAEC, voire au projet NEOM (future ville nouvelle et zone franche dans le golfe d’Aqaba) porté aujourd’hui par le prince Mohamed ben Salman, l’État saoudien a connu une modernisation très importante de ses infrastructures urbaines.
L’avènement d’une population citadine,
jeune et motorisée : les nouveaux défis
La mise en place de nouvelles infrastructures – écoles ou hôpitaux – répond et contribue à l’explosion démographique en cours depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Il est difficile de déterminer quel mouvement alimente l’autre, mais tous deux sont dus à plusieurs facteurs. En premier lieu, on note le recul très rapide de la mortalité, dans les années 1950 et 1960, combiné à une espérance de vie en constante hausse. Ensuite, une croissance économique à l’échelle du pays, engendrée par la découverte du pétrole, crée des emplois et de meilleures conditions de vie dans les villes. Enfin, le succès des politiques natalistes initiées par le gouvernement a participé à l’explosion démographique d’un pays qui compte aujourd’hui plus de trente millions d’habitants, contre cinq en 1970. L’urbanisation intensive de l’Arabie saoudite a changé les structures sociales traditionnelles, laissant place à une population de plus en plus jeune et alphabétisée : l’âge médian est de vingt-sept ans en 2017 ; il était de deux ans en 2010. 94,7 % de la population saoudienne sait lire et écrire, dont 97 % des hommes et 91 % des femmes.
Cependant, l’État rentier et les villes saoudiennes ne sont plus autant pourvoyeurs d’emplois que par le passé. Les chiffres du chômage restent un tabou et vont, selon les estimations, jusqu’à 28,5 % (et 56 % pour les femmes). Malgré la libéralisation de l’économie encouragée par la Banque mondiale et le FMI, l’État reste le premier employeur du pays, tout en promouvant la création d’entreprises privées et le remplacement des travailleurs étrangers par des nationaux. Mais, encore très fortement spécialisé dans le secteur industriel des hydrocarbures, le marché de l’emploi n’offre pas suffisamment d’opportunités à une population jeune dont les qualifications ne correspondent pas aux diplômes de technologie de pointe requis.
Dans la continuité de ses politiques de centralisation autour de la capitale, Riyad agit comme un aimant pour les demandeurs d’emploi, futurs fonctionnaires ou personnes aspirant à une vie urbaine moderne. Riyad est la plus grande ville du pays : depuis l’an 2000, elle englobe 19 % de la population totale (Cordesman, 2003 ; Atlas of Urban Expansion, 2018). Depuis presque vingt ans, elle connaît en moyenne une croissance annuelle de population de 4 % et une expansion urbaine de 5 %, des taux supérieurs à la moyenne mondiale (Atlas of Urban Expansion, 2018) ; son étalement urbain fut possible et accéléré par l’usage généralisé de l’automobile.
Si Riyad ne comptait que trois cents voitures en 1939, le moyen de transport dominant en Arabie saoudite est devenu aujourd’hui le véhicule personnel, utilisé par plus de 90 % de la population masculine. L’avènement de ce transport est à la fois la cause et la conséquence d’une croissance urbaine très forte et engendre une nouvelle utilisation de l’espace telle que la construction de banlieues résidentielles, provoquant un étalement urbain (Aljoufie et al., 2013) L’accès des femmes au permis de conduire en 2018 devrait encore augmenter la taille du parc automobile du pays. Ces dernières se déplacent essentiellement via le véhicule familial, véhicule avec chauffeur privé ou Uber. Notons que les travailleurs étrangers utilisent davantage les modes de transports en commun : compagnies privées de bus, minibus et co-voiturage. Les transports publics restent peu développés malgré des problèmes de trafic de plus en plus intenses à Riyad, qui connaît quotidiennement des embouteillages colossaux. Pour alléger ce problème de circulation, un métro de six lignes et long de près de 200 km est en construction dans la capitale. Mais l’usage de ce métro dépendra également d’un changement de mentalité par rapport à l’utilisation de la voiture individuelle et climatisée dans une ville construite sur un modèle qui laisse peu de place à l’ombre et à la fraîcheur : immeubles vitrés, maisons cubiques, trottoirs peu pratiques pour les piétons, etc.
L’émergence d’une population citadine, jeune et éduquée dans la capitale saoudienne et les villes secondaires est un défi en termes de gestion urbaine, notamment avec le tout-voiture, mais aussi dans la capacité des villes et de l’État à créer de l’emploi. Dans le but de s’affranchir de la dépendance aux revenus pétroliers, la diversification de l’économie saoudienne passe notamment par de nouveaux projets touristiques et urbanistiques qui ont pour but d’attirer les investissements étrangers. Les villes anciennes de Médine et de La Mecque subissent alors une modernisation urbaine radicale par les entreprises princières de BTP afin d’accueillir de plus en plus de pèlerins. La ville-île artificielle King Abdallah Economic City ainsi que le projet de ville nouvelle NEOM illustrent également cette volonté de se tourner vers l’international en proposant des projets immobiliers innovants.
Si ces projets venaient à voir le jour, ils transformeraient en profondeur l’armature urbaine du royaume qui repose actuellement sur trois pôles. Le premier est la forte centralisation autour de Riyad, tant aux niveaux politique, économique que symbolique. Le deuxième est le pôle économique et religieux que sont respectivement Djeddah et La Mecque. Enfin, le troisième est incarné par les villes pétrolières de l’Est telles que Dhahran, Al-Khobar et Jubaïl, planifiées après la seconde guerre mondiale.