Encadrée par les caps Spartel et Malabata, la baie de Tanger est située sur le détroit de Gibraltar, à l’endroit où il s’ouvre sur l’océan Atlantique. Sa situation géostratégique entre l’Afrique et l’Europe, entre la Méditerranée et l’Atlantique, lui a valu d’être l’objet de convoitises multiples et d’occupations successives. La ville fut un centre pour les grandes civilisations méditerranéennes carthaginoises et phéniciennes, puis un lieu de la puissance romaine jusqu’à la chute de l’Empire romain d’Occident en 476. Elle devient dans les siècles qui suivent un enjeu des luttes entre diverses dynasties, notamment les Omeyyades d’Espagne et les Idrissides. Conquise par le Portugal au XVe siècle, puis possession anglaise au XVIIe siècle, elle est récupérée par la dynastie alaouite en 1684. Au XIXe siècle, Tanger acquiert une fonction diplomatique importante ; après la conférence d’Algésiras (1906), elle devient, à la suite des négociations et à la décision de plusieurs nations européennes, une zone franche internationale en 1925.
Tanger et ses environs abritent, par ailleurs, des lieux emblématiques des mythologies grecque et judéo-chrétienne (grottes d’Hercule, Cromlech de M’zora, site de Lixus, etc.). La ville devient le sujet, au fil du temps, de récits de voyageurs et d’écrivains, de même qu’elle fait l’objet de représentations picturales. Il en résulte la mise en récit d’un imaginaire géographique collectif puissant. Cette composition d’un mythe de Tanger est recyclée, véhiculée et alimentée par les discours touristiques, la presse internationale et la littérature. Elle permet également de célébrer une mémoire partagée et revendiquée par de nombreux Tangérois et voyageurs marqués par la ville.
La ville aux deux visages
Profondément transformée sous le protectorat (1912-1956), la ville de Tanger a évolué vers une structure duale et fragmentée après l’indépendance. Dans le centre historique se juxtaposent la ville arabe et la ville européenne de la période coloniale ; il présente un caractère hybride et syncrétique et concentre les principaux équipements, espaces publics, lieux de rencontres, sociaux et culturels. Son aménagement actuel résulte de négociations entre les acteurs publics et une société civile composée d’associations, d’autochtones et de résidents étrangers, investis dans la préservation de l’identité singulière de leur ville. Celle-ci est liée à une dynamique de mise en tourisme de type culturel, à la marge des planifications touristiques étatiques impulsées par les acteurs publics au lendemain de l’indépendance du Maroc. En effet, l’indépendance marque le début de changements socio-économiques et d’un déclin que vont tenter de contrer les politiques publiques par la mise en place de grands projets dans les secteurs du tourisme balnéaire et de l’industrie. Dès 1965, la baie de Tanger est déclarée zone d’aménagement touristique prioritaire, donnant lieu à un nouvel espace touristique autonome et excentré, fait de grandes unités touristiques et dessinant les contours d’une future destination balnéaire, mais qui, in fine, ne trouvera pas son public. L’axe littoral continuera à se construire avec des résidences secondaires et d’autres installations touristiques à l’est et à l’ouest de la ville, l’immobilier étant le secteur d’investissement de prédilection tant des Marocains résidents à l’étranger que des bénéfices illicites du trafic de drogue. La zone industrielle, sur la route de Tétouan, s’enrichit dès 1980 de structures pour développer les secteurs du textile, du commerce et du bâtiment, au point de transformer Tanger en deuxième ville industrielle du Maroc (après Casablanca) servie, à partir de 1999, par ses nouvelles zones franches et infrastructures portuaires. Les activités industrielles implantées aux portes de l’agglomération se greffent aux routes de Tétouan et de Rabat, ainsi qu’au port. En 2012, Renault-Nissan inaugure une usine, laquelle annonce en 2017 avoir produit 1 million de véhicules. Attirés par l’emploi formel et informel, les néo-arrivants, issus de l’exode rural, affluent en grand nombre pendant ces années. Entre 2006 et 2012, la croissance de la population est de 20 %, elle passe de 795 000 à un million d’habitants. Les nouvelles populations occupent l’arrondissement Benimekada, qui correspond au quartier non réglementaire de la ville historique, puis ses extensions périphériques. La multiplication des zones industrielles s’accompagne de nouveaux espaces d’habitat non réglementaire en périphérie. Cet étalement urbain non contrôlé s’inscrit dans un contexte d’entrepreneuriat urbain favorisé par la gestion urbaine mise en place par l’État marocain, monarchique et néolibéral. Aujourd’hui, la ville de Tanger intègre administrativement ces communes périphériques et quartiers péricentraux, qui souffrent de sous-équipement, d’un manque d’accessibilité et sont absents des discours des acteurs urbains.
De l’hétérotopie à l’homotopie
Avec l’abolition de son statut international en 1960, Tanger est privée de ses avantages fiscaux et son commerce extérieur en pâtit, alors même qu’elle était faiblement ancrée au reste du pays. Une situation d’isolat économique qui sera amplifiée par la politique de marginalisation du Nord, menée par le roi Hassan II (1961-1999) durant la première décennie de l’indépendance. Les problèmes sociaux et urbains liés à la croissance de la ville et aux activités économiques souterraines (trafic de drogue et immigration clandestine) qui prospèrent dans les années 1980 participent de la construction d’une image répulsive et hostile de la ville auprès des touristes et des nouveaux habitants. Pourtant, en dépit de l’isolement qu’il implique, ce caractère insulaire de Tanger est mis en avant comme une qualité dans les discours de la société civile, fièrement attachée à la singularité d’une identité tangéroise « cosmopolite », héritée d’une ville qui a été sous statut international face à un Makhzen souverain et unificateur de ses territoires. En effet, au début des années 1990, une dynamique patrimoniale émerge grâce à la société civile. Des associations locales créées par des natifs de la ville, appuyées par les instituts culturels étrangers, des expatriés et des résidents étrangers, promeuvent des manifestations culturelles de sensibilisation à la déshérence des patrimoines de Tanger et de revitalisation de son image. Les revendications de la société civile, sous forme de pétitions ou d’alertes via la presse internationale, insistent sur l’importance de préserver le centre urbain historique et ses paysages de la spéculation foncière et de la standardisation du bâti qui sévissent dans les quartiers neufs et les périphéries. L’attractivité culturelle de Tanger, à savoir sa capacité à susciter des productions littéraires, cinématographiques et à attirer des résidents « influenceurs », connaît alors un nouveau souffle. De nombreux habitants de Tanger cherchent à décrire « la fin d’un monde » ou à restituer les traces éparses d’une mémoire « non officielle » à travers des publications : témoignages et récits, ouvrages de valorisation de la ville ou guides de visite. La volonté du pouvoir central de mobiliser la ville comme un symbole d’ouverture et comme un moteur de modernisation de la région trouvera dans cette dynamique patrimoniale un moyen de réactiver l’image internationale de Tanger, estompée au cours des dernières décennies. Les acteurs publics accompagnent, par conséquent, la gentrification touristico-culturelle du centre ancien par une remise à niveau des infrastructures et la mise en place de mesures sécuritaires accrues. Le pouvoir central encourage, par le biais de sponsors, l’événementiel culturel. Une démarche collaborative se met en place en dialogue avec l’Association Al-Boughaz afin d’inventorier les patrimoines méconnus, oubliés ou délaissés de Tanger. Cependant, sans financement de la sauvegarde et sans projet de valorisation, la plupart de ces lieux qui échappent à la destruction restent néanmoins en état de désuétude et sont inaccessibles aux visiteurs. Toutefois, ces actions confortent la centralité de ce territoire. L’utopie étatique, qui vise à intégrer l’économie du pays à l’économie globale et à renforcer sa compétitivité dans la mondialisation, est conditionnée par une métropolisation réussie de la ville. Initié en 2013 par le roi Mohammed VI, le projet urbain Tanger-Métropole envisage d’homogénéiser l’espace social et physique accidenté de la ville et de contrer la marginalisation sociale et géographique des périphéries. Il vise principalement à créer des infrastructures manquantes (voirie, transports publics, espaces verts, équipements sociaux, culturels et sportifs, délocalisation des industries nuisibles et polluantes, etc.). Ce projet compose avec celui de la reconversion du port de Tanger, lieu auparavant enclavé et peu fréquenté par les visiteurs, en un port de plaisance qui constitue une vitrine pour la ville. En novembre 2018 est inaugurée la première ligne ferroviaire à grande vitesse du Maroc, reliant Tanger à Casablanca via Rabat. La ligne directrice commune de ces projets est de favoriser la mobilité entre les quartiers et l’ouverture de la ville au reste du pays et au monde. Ainsi, la requalification du port a prévu la mise en place de moyens de transport inédits, comme un téléphérique qui survolera la médina, et des équipements culturels mondialisés aux standards internationaux (cinéma, musée, etc.). La ville « underground », construite à la marge des politiques publiques, sera alors complètement intégrée à la grande ville néocapitaliste qui se met en place.