Fondée en 1909 dans la plaine côtière de la Palestine, au nord de la vieille ville de Jaffa, au sein de ce qui était alors une municipalité ottomane, Tel-Aviv est une ville résolument tournée vers la modernité. Capitale économique et culturelle incontestée d’Israël – avec 10 % des emplois et la majorité des sièges sociaux d’entreprises du pays –, Tel-Aviv ne compte pourtant que 450 000 habitants (90 % de « juifs » et 10 % de « non-juifs » selon les catégories étatiques). S’y ajoutent des dizaines de milliers de travailleurs immigrés, réfugiés et requérants d’asile qui habitent les quartiers sud les plus pauvres, témoignant ainsi, à leur manière, à la fois de la segmentation de la ville et de son attractivité. Tel-Aviv draine une aire métropolitaine de 3,9 millions de personnes, soit 45 % de la population du pays, et voit sa population constamment augmenter : 16 % entre 1983 et 2003 ; 1 % par an depuis 2008.
Tel-Aviv et Jaffa : des destins inversés
Tout juste centenaire, Tel-Aviv rassemble l’ensemble des composantes de la société israélienne et constitue la vitrine de la mondialisation du pays et de sa transition achevée vers une économie capitaliste. C’est une bulle de prospérité, au dynamisme palpable, dans un contexte régional déchiré. « La bulle » : le surnom traduit une perception qui prend forme alors que Tel-Aviv n’est encore qu’un quartier juif de Jaffa. Il n’est ni le seul, ni le premier, mais connaîtra un développement fulgurant. D’autres le précèdent : Neve Tsedek en 1887, puis Neve Shalom (1890), Mahaneh Yehudah (1903), Mahaneh Yosef (1904) et Ohel Moshe (1905) ; Jaffa étant elle-même, au XIXe siècle, une ville portuaire importante de la région. Tel-Aviv ne naît donc pas ex nihilo des dunes, mais s’inscrit dans un tissu existant.
Choix idéologique ou nécessité conjoncturelle ? En 1906, soixante-six familles de Jaffa se rassemblent pour créer une nouvelle banlieue juive, qu’elles nomment Ahuzat Bait – housing estate en anglais, « cité » en français –, où améliorer leurs conditions de vie. Celle-ci n’existe plus en tant que telle, mais son parcellaire témoigne de la volonté de créer un espace urbain rationnel, hygiéniste et moderne. Il repose sur un lotissement découpé au cordeau et organisé autour d’un axe principal (la rue Herzl) et de grandes parcelles propres à accueillir des maisons bourgeoises : 66 maisons individuelles pourvues de jardins. Cet espace est délimité, au sud, par la ligne de chemin de fer Jaffa-Jérusalem et « couronné », au nord, par la Gymnasia Herzliya: le premier lycée hébraïque de Palestine. Si Ahuzat Bait est en rupture avec son environnement immédiat que constituent la ville arabe et ses quartiers juifs ou mixtes, sa singularité tient aussi à ses ambitions nationales, voire nationalistes, matérialisées par le soutien financier des institutions sionistes. La portée politique du projet s’incarne plus clairement encore quand, en 1910, un an après son édification, Ahuzat Bait est rebaptisé Tel-Aviv d’après la traduction en hébreu d’Altneuland (Ancien pays nouveau, 1902), le roman dans lequel Théodore Herzl évoque, pour la première fois, la Palestine comme lieu d’implantation d’un futur État juif.
En 1921, les autorités mandataires octroient le statut de township à Tel-Aviv en réponse aux violences qui sévissent contre la population juive de Jaffa. Ce premier pas vers l’autonomie incite le quartier-ville à se doter d’une centralité commerciale dont il était jusque-là volontairement dépourvu. Sa création entérine une séparation d’avec Jaffa, encore renforcée en 1925 avec la décision du conseil de Tel-Aviv de doter la ville d’un schéma directeur. La mission est confiée à l’urbaniste et biologiste Patrick Geddes dont le plan, flexible et évolutif, s’appuie sur les accents réformateurs de la ville-jardin. S’y développe rapidement une architecture portée par l’arrivée d’architectes juifs fuyant l’Europe nazie et formés, entre autres, à l’école du Bauhaus. Au total, près de 4 000 bâtiments Bauhaus ou de style international sont construits dans la trame imaginée par Geddes.
L’autonomisation de Tel-Aviv se poursuit en 1934, lorsqu’elle devient une municipalité à part entière puis édifie, en 1936, un port et un marché, le Shuk Ha’Carmel, toujours en activité. Dès décembre 1947, les forces armées juives se lancent à la conquête de Jaffa, conduisant à l’exode progressif et massif de la population arabe de la ville. En mai 1948, lors de la création de l’État d’Israël, ne restent plus sur place que 4 000 à 5 000 des 60 000 à 70 000 habitants arabes de Jaffa. En 1950, la municipalité arabe est dissoute, achevant le destin inversé des deux villes et Jaffa devient un quartier de Tel-Aviv. La frontière qui séparait les deux villes – et avait, selon la Commission Peel sur la Palestine de 1937, vocation à faire frontière entre deux futurs États, l’un juif, l’autre arabe – n’a pas pour autant disparu. Elle continue de scinder la municipalité de Tel-Aviv Jaffa en deux plans d’urbanisme distincts.
La « Ville blanche » : un nouveau récit
Symbole d’une culture nouvelle implantée en Palestine, Tel-Aviv est aujourd’hui célébrée comme l’incarnation au Moyen-Orient de l’esprit architectural et urbain du XXe siècle européen. Une partie de son centre-ville (la « Ville blanche ») bénéficie à ce titre, depuis 2003, de l’inscription au patrimoine mondial de l’humanité. Or, la transformation de Tel-Aviv en un musée à ciel ouvert des réalisations du mouvement moderne en architecture et en urbanisme ne tombe pas sous le sens. Jusqu’au milieu des années 1980, Tel-Aviv est une ville en décroissance qui ne suscite pas l’intérêt. Il faut attendre l’exposition intitulée White City. International Style Architecture in Israel au Musée d’art de Tel-Aviv en 1984 pour commencer à envisager sa dimension patrimoniale. Cette exposition porte un nouveau regard sur la ville : une vision géométrique de formes abstraites.
En 1994, la conférence de l’Unesco à Tel-Aviv, Pilgrimage to the White City, institutionnalise le nom, ou le label, « Ville blanche » et révèle l’existence d’un ensemble de bâtiments dits du Bauhaus qui ne sont pas isolés comme à Dessau, mais constituent une ville moderne, intéressante par l’unité de sa conception et de sa réalisation. Dix ans suffiront ensuite pour que Tel-Aviv soit reconnue comme la synthèse exceptionnelle de l’urbanisme et de l’architecture modernes, infléchie par les traditions et les conditions culturelles et climatiques locales. Son inscription au patrimoine mondial (2003) amorce la réhabilitation de larges pans de la ville (bâtiments, rues et places), un mouvement qui redessine la carte des espaces à valoriser au détriment des quartiers sud qui peinent à s’inscrire dans ce nouveau récit. Autre conséquence de la patrimonialisation de la ville : la flambée des prix de l’immobilier et le déclenchement d’un mouvement social sans précédent, en 2011, lequel essaime dans l’ensemble du pays pour un meilleur accès au logement et davantage de justice sociale.
Les années 2000 : mondialisation
et retour du politique dans l’espace public
À la mondialité architecturale de Tel-Aviv, à sa modernité, à son européanité revendiquée et à sa méditerranéité évidente s’ajoute une autre dimension : la globalité. Tel-Aviv, ville globale ? Le terme se répand depuis les années 2000 à la fois dans la communauté scientifique et dans les services municipaux. Pour la première, il sert principalement à mettre en lumière, à l’échelle de la ville, les mutations du pays ; la globalisation de son économie, de sa politique et de sa culture. Les chercheurs l’utilisent en particulier depuis l’ouverture très partielle, mais bien réelle, en 2005, d’un droit du sol aux enfants nés en Israël de parents étrangers, non juifs, pour qualifier la conjonction de plusieurs tendances : l’entrée de la ville dans le marché international, l’accroissement des disparités sociales entre habitants, la marchandisation accrue des services sociaux, l’afflux de travailleurs immigrés ou sans papiers et une polarisation renforcée entre quartiers riches et pauvres. Pour les seconds, il s’agit surtout d’un levier économique, politique et de développement touristique pour une ville enclavée au sein de sa région, la difficulté de Tel-Aviv à participer pleinement au processus de mondialisation engagé au Moyen-Orient constituant l’un des moteurs de son affiliation aux méga-marchés mondiaux. Mais qualifier Tel-Aviv de « ville globale », c’est également souligner l’atmosphère singulière de cette ville et sa capacité à incorporer les modes de vie les plus alternatifs. C’est encore indiquer l’émergence d’une citoyenneté globale, relativement indépendante du contexte étatique. À Tel-Aviv, cette réalité est particulièrement prégnante dans les quartiers sud de la ville, habités majoritairement par des juifs dits « orientaux », originaires aussi bien des Balkans, d’Afrique du Nord, que d’Iran ou d’Irak, des réfugiés (érythréens et soudanais en particulier) et des travailleurs étrangers venus, depuis vingt ou trente ans, d’Asie, d’Afrique et d’Europe. Utopie politique et urbaine, front et frontière au XXe siècle, Tel-Aviv apparaît aujourd’hui patrimoniale et globale et s’affirme comme une ville de toutes les diversités.