Beyrouth – Une mémoire de la guerre inscrite dans la géographie de la ville

L’officier qui m’accompagne et pilote mes entretiens avec le chef de sa milice me reconduit chaque soir en voiture au carrefour du Musée de Beyrouth. Le seul danger que l’on court en traversant la place bondée et bruyante est de se faire renverser par un chauffard sans plaque ni freins, qui profite de l’absence de signalisation dans un espace en ruine, dévasté par quinze ans de guerre (Hannoyer, 1999).

Un jour de mai 1993, elle me demande de l’emmener « de l’autre côté » de la ligne de démarcation où elle n’est jamais allée. La paix est officiellement déclarée, les milices converties en groupes politiques, le pays réunifié. Nous pourrions aller boire un café sur ma terrasse en écoutant les rumeurs du soir, l’appel à la prière, les cris des gosses qui jouent au football, le concert des klaxons.

Mais, au milieu du carrefour, sa voiture cale. Ses mains tremblent. Sa voix s’étrangle. Impossible d’aller plus loin. Devant elle se dresse la frontière de la peur. Elle fait demi-tour, regagne le quartier où elle est née en 1972. Ses parents avaient quitté leur village pour s’entasser dans une banlieue urbanisée à la hâte, son père était employé à la municipalité pour nourrir cinq enfants. Le centre-ville, avec ses immeubles ornementés et ses entreprises florissantes, leur est resté interdit, réservé aux citadins historiques qui s’enorgueillissent de leur coexistence exemplaire.

Pour ces néo-urbains, ce fut le repli sur la famille, la communauté, le parti. Adolescente, volontaire et brillante, inscrite dans une école religieuse, elle fut vite recrutée, instruite du malheur des siens et de la menace des Autres au-delà des barricades qui fermaient les rues du quartier. Elle apprit à combattre, patrouilla dans les secteurs de la capitale acquis à sa milice. Dans les derniers mois de la guerre, elle a défendu un remblai édifié au bord du carrefour du Musée transformé en espace de rupture, vidé de toute circulation. Vaincue, elle a perdu deux hommes, vu les tanks ennemis occuper sa banlieue, puis s’est réfugiée dans le bastion territorial de sa milice. Désarmée, elle a entrepris des études de philosophie à l’université locale où elle anime la cellule étudiante du parti. Puisqu’il n’y eut ni justice ni excuses, seulement une amnistie sélective, sa mémoire lui dicte une géographie de la peur en dépit de la disparition des check-points et des snipers : « Nous maintiendrons la ligne que nous avons tracée dans le sang », avait proclamé le fondateur de sa milice. Au-dehors, c’est toujours pour elle un territoire à la fois rêvé et redouté, sa patrie occupée par un Autre menaçant (Picard, 1999).

Sept ans plus tard, des clameurs et des chants résonneront à ce même carrefour du Musée, théâtre de mémoire qui portera encore les traces des déchirures de la guerre. Des étudiants viendront de toutes les universités du pays pour protester contre les exactions des appareils sécuritaires, la corruption et la trahison des promesses de l’après-guerre. La foule bigarrée scandera à l’unisson, sous un seul drapeau, celui de la nation. La masse solidaire débordera de tous côtés de la place. Est-ce qu’elle sera là, cette jeune femme ? Franchira-t-elle enfin la ligne de séparation pour prendre part à cette manifestation dans la cité ?

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Auteur·e·s

Picard Elizabeth, politiste, Centre national de la recherche scientifique


Citer ce focus

Picard Elizabeth, « Beyrouth – Une mémoire de la guerre inscrite dans la géographie de la ville », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/focus/une-memoire-de-la-guerre-inscrite-dans-la-geographie-de-la-ville/