Diasporas – « Un infidèle en Égypte ». D’un delta à l’autre, d’un millénaire à l’autre : migrations entre l’Inde et l’Égypte

Ghosh A., Un infidèle en Égypte, Paris, Seuil, 1994, 354 p. [traduction de la version anglaise In an Antic Land, 1992].

« Quand je suis arrivé dans ce tranquille coin du delta du Nil, j’avais espéré trouver dans ce plus ancien et fertile établissement une population paisible. Je ne pouvais pas m’être plus trompé. Les hommes du village montraient tous cette agitation sans fin des passagers dans une salle de transit d’un aéroport. Beaucoup d’entre eux avaient travaillé et voyagé dans les émirats du golfe Persique, d’autres étaient allés en Libye, en Jordanie ou en Syrie, certains étaient allés au Yémen comme soldats tandis que d’autres avaient fait le pèlerinage à La Mecque. Peu avaient visité l’Europe. Certains avaient un passeport tellement épais qu’ils l’ouvraient comme on manipule un accordéon. Tout cela n’était pas nouveau : leurs grands-parents, ancêtres et proches avaient voyagé et migré aussi, de la même façon que les miens l’avaient fait, dans le sous-continent indien à cause des guerres ou pour l’argent ou du travail, ou peut-être simplement parce qu’ils étaient fatigués de vivre toujours à la même place. » [Ghosh, 1986, cité par Clifford, 1997]

Originaire de Kolkata, métropole du delta du Bengale, Amitav Ghosh sonde dans ses romans l’histoire de la diaspora indienne que l’administration britannique a distribuée aux quatre coins de son empire. Cet intérêt pour les mobilités, il le découvre dans un autre delta, celui du Nil, lors de son terrain de thèse d’anthropologie au début des années 1980. Là, il fait l’expérience des représentations que les habitants de deux villages ont d’une autre antic land, la sienne, où l’on brûle les morts et vénère les vaches. Ils parlent de leur quotidien et de leurs aspirations à l’ailleurs et à la modernité, à l’époque du boom des migrations vers les pays du Golfe. Loin de l’image érodée du fellah [paysan] rivé sur sa charrue, Ghosh montre une société en plein mouvement, mais très attachée à son antic land et à sa religion.

Dans son roman, Ghosh prend la plume du géographe et jongle avec les échelles temporelles et spatiales. Il montre combien, dans les deltas, la mobilité des hommes est associée au fleuve, source de richesse alluviale et hydraulique, mais aussi moyen de transport qui met en connexion, depuis la nuit des temps, les campagnes les plus reculées aux capitales fluviales, Le Caire et Kolkata. La complexe dualité des sociétés deltaïques fait alterner l’enracinement d’une population très nombreuse pour la mise en valeur des limons fertiles à la mobilité et l’ouverture vers l’ailleurs.

Dans Antic Land, deux histoires se croisent : celle de la vie quotidienne de l’auteur au sein de deux villages égyptiens et celle de Ben Yiju, commerçant juif d’origine tunisienne installé à Mangalore, en Inde, et maître d’un esclave d’origine indienne qui lui sert de courtier dans le Moyen-Orient, huit siècles plus tôt. Ghosh nous fait ainsi découvrir les traces de l’histoire oubliée de l’esclave, prétexte à exhumer les signes des relations anciennes entre l’Égypte et l’Inde et ouvrant alors une fenêtre sur l’océan Indien médiéval, un monde extraordinaire de voyageurs, commerçants arabes, juifs et sud-asiatiques. Le Caire est devenu un entrepôt à « la jonction de quelques-unes des plus importantes routes commerciales du monde connu » qui nous rappellent le système mondial économique et culturel qui a précédé l’expansion de l’Europe coloniale (Clifford, 1997). Sa position sur la route des Indes, attirant les Occidentaux désireux de percer le canal de Suez, était devenue une malédiction pour l’Égypte qui « s’apprêtait une fois de plus à devenir le marchepied de l’Inde ». Mangalore, choisie par le commerçant pour ses affaires, était une cité marchande florissante du sud-ouest de l’Inde dont la richesse se fondait sur l’échange des épices et des produits manufacturés avec le Moyen-Orient avant que les Occidentaux ne contrôlent l’océan Indien. « Ses liens anciens avec le monde arabe lui ont légué davantage qu’une simple collection d’objets : des milliers de ses habitants sont actuellement employés dans le golfe Persique et ses faubourgs sont remplis de témoignages des dépenses somptuaires de ses expatriés. » (Ghosh, 1994)

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Auteur·e·s

Fanchette Sylvie, géographe, Institut de recherche pour le développement


Citer ce focus

Fanchette Sylvie, « Diasporas – « Un infidèle en Égypte ». D’un delta à l’autre, d’un millénaire à l’autre : migrations entre l’Inde et l’Égypte », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
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