Amman, entre mars et avril 2016, les étudiants de l’université de Jordanie protestaient contre la décision de l’administration d’augmenter les frais de scolarité pour le master et le doctorat. Cette mobilisation n’était pas inédite puisque, dès 2014, les étudiants avaient mis en place la « Campagne étudiante pour l’annulation de la hausse des frais de scolarité » et avaient régulièrement manifesté face aux bureaux de la direction de l’université.
La mobilisation de 2016 se singularisait néanmoins en tant qu’elle a abouti à l’annulation de la hausse des frais de scolarité. Elle se caractérisait par son ampleur temporelle, spatiale et politique. Les étudiants ont ainsi organisé des sit-in devant le bâtiment de l’administration et des manifestations partant des différentes facultés qui comptaient les étudiants les plus mobilisés : médecine, humanités, sciences de l’ingénieur et géologie. La nuit, les étudiants campaient dans l’université. Par ces pratiques contestataires et des formes de marquage spatial (banderoles, affiches, cordons pour délimiter l’espace du sit-in), les étudiants s’appropriaient l’espace qui était habituellement celui de la direction. La récurrence des manifestations et des sit-in (tous les deux jours, voire tous les jours) permettait de maintenir les étudiants mobilisés. Ces stratégies, autant spatiales que temporelles, ont contribué à créer un corps politique étudiant par-delà les divergences entre les mouvances politiques présentes au sein du campus et dans la manifestation : islamistes, socialistes, communistes ou encore panarabes. De plus, on retrouvait dans les sit-in aussi bien des hommes que des femmes, ces dernières derrière les premiers, en raison de la présence des islamistes, mais parfois plus nombreuses et plus audibles par leurs chants et slogans. Ces manifestations et sit-in ont ainsi contribué à faire de l’espace du campus un espace politisé par la mise en visibilité des revendications étudiantes. Cette visibilité dans et par la manifestation apportait une reconnaissance des revendications dans l’espace concret du campus et plus largement dans la sphère publique à l’échelle locale du campus et à l’échelle nationale par les médias. Cependant, elle avait pour corollaire de renforcer un contrôle potentiel des étudiants protestataires, tant par l’administration que par le gouvernement ; certains étudiants identifiés comme les leaders du mouvement ont ainsi eu des problèmes avec l’administration.
Dans la géographie des manifestations dans la ville d’Amman, le campus de l’université de Jordanie semble avoir une place et un rôle ambivalents. Avec ses espaces verts et ses larges avenues, il constitue l’un des rares lieux suffisamment vastes pour organiser une manifestation, mais également un espace d’exception vis-à-vis du contrôle autoritaire des pratiques et revendications contestataires qui existe en Jordanie. Les gendarmes anti-émeute [darak] ne peuvent entrer sur le campus et la sécurité est gérée par des gardes qui agissent en cas de violence mais qui ne répriment pas les manifestations. Le campus devient un espace-refuge pour les étudiants. En amont de la manifestation, c’est également un espace de discussions politiques et de formation des réseaux militants. À l’inverse, les autres espaces récurrents des manifestations, notamment celles de 2011 et de 2012 à la suite des printemps arabes, sont peu à peu réappropriés par l’État : les ronds-points [douar] ou les abords de mosquées sont clôturés ou réaménagés pour rendre impossibles les rassemblements. L’expression politique dans les espaces urbains est fortement contrôlée par la monarchie et les services de renseignement [mukhabarat]. Néanmoins, le campus joue, pour le pouvoir politique, le rôle de cantonnement spatial des manifestations et d’assignation sociale des étudiants. Le campus est fermé par des barrières, franchissables uniquement avec une carte étudiante ou professionnelle, limitant la participation d’autres acteurs aux mouvements protestataires. L’espace du campus, s’il se publicise par la manifestation, est celui d’un public qui est exclusivement étudiant. Les journalistes ne peuvent y entrer sans une autorisation officielle du gouvernement et de la présidence de l’université. Un fourgon de gendarmes est régulièrement posté à la porte du campus pour éviter tout débordement lors des manifestations. Les mukhabarat sont aussi présents au sein du campus. Les revendications ne concernant pas la condition étudiante, touchant à la politique locale, nationale ou régionale (notamment le conflit israélo-palestinien), ne sont pas acceptées. À l’inverse, l’accès des étudiants à d’autres sphères politiques et publiques est limité : ils n’ont légalement pas le droit de participer à des organisations politiques. À cette segmentation spatiale entre l’espace manifestant des étudiants et les autres lieux contestataires de la ville d’Amman, s’ajoute donc une dissociation des sphères sociales et politiques. Le campus devient un élément du dispositif autoritaire du gouvernement, qui cherche à empêcher une convergence des revendications et des manifestations, comme ce fut le cas en 2011 et 2012.