Printemps arabes – Quand la petite histoire raconte la grande : « J’ai couru vers le Nil » pour dire la révolution de 2011 au Caire

Alaa El Aswany, J’ai couru vers le Nil, Actes Sud, 2018, 432 p. [titre original : Al-Joumhouriyya Ka’anna].

Fils d’un avocat-écrivain, Alaa El Aswany a appris de son père que le roman se devait de créer des « personnages vivants ». Sa profession, dentiste, et son lieu d’exercice, Le Caire, lui ont fourni toute la matière pour mettre en fiction les trajectoires bouleversantes d’une douzaine de personnages principaux (eux-mêmes connectés à des dizaines, voire des centaines d’autres) au cours du spectaculaire mouvement de contestation sociale et politique – que d’aucuns ont nommés « révolution » – et les tragiques événements qui ont suivi dans la capitale égyptienne pendant l’année 2011. À travers cette mosaïque de voix, pour la plupart dissidentes – mais le général Alouani est là pour faire entendre la position des fidèles au régime en place –, c’est toute la révolution que l’on lit au fil des pages, une succession d’actes héroïques, de prises de conscience (politiques, sociales et… familiales) et de mobilisations, mais aussi de viles lâchetés, de mensonges, de répressions et d’exactions.

Cette échelle individuelle est rarement utilisée dans l’analyse des mouvements sociaux, sauf peut-être quand elle concerne les « leaders ». Cette dimension donne pourtant des clés d’analyse et permet de comprendre comment la révolution transforme les individus et construit de nouvelles identités, lesquelles, finalement, tissent un collectif plus fort. Cette idée d’imbrication entre l’individuel et le collectif est d’ailleurs la clé de voûte du roman : son écriture procède par enchâssements d’histoires, qu’il s’agisse de la petite (celles des gens) ou de la grande (celle de l’Égypte). Ainsi, le procédé littéraire employé par Aswany a ceci de particulier que les soixante-treize chapitres qui narrent les différentes histoires de ce roman choral s’enchevêtrent et se terminent fréquemment par une interrogation sur la suite des événements, à la manière des feuilletons télévisés qui tiennent en haleine les téléspectateurs. Le rythme est soutenu, le suspense à son comble et l’empathie avec les héros d’une rue, d’un quartier, d’un jour, à son paroxysme.

L’imbrication agit aussi sur les territoires : les lieux de vie et du travail finissent par se confondre avec ceux de la contestation. Si la centralité du mouvement s’est cristallisée dans celle, spatiale, de la capitale (place Tahrîr, rues Mohamed Mahmoud et Qasr el-Aïni), la cimenterie de Tanta, l’hôpital et le collège de Mansourah dessinent des prolongements spatiaux aux mouvements de lutte. Cette façon de relater les événements fait dire à Aswany que, seule, Tahrîr ne serait pas parvenue à faire plier le pouvoir : relayés par les luttes syndicales et les collectifs tel le mouvement Kifaya [Ça suffit] (dont Aswany a participé à la création en 2004) et celles des Égyptiens du reste du pays, les manifestants deviennent plus forts. Dans le même temps, Aswany s’autorise une véritable étude socio-spatiale de la ville du Caire, dont il décrit les quartiers avec précision (« Le Moqattam : quartier excentré et luxueux du Caire, au-delà du Moqattam proprement dit, cette falaise qui séparait autrefois Le Caire du désert ») pour un ancrage territorial plus profond dans la réalité de cette révolution.

L’autre particularité de l’écriture d’Aswany est de convoquer les sentiments, qu’ils soient éprouvés individuellement – souvent à deux dans l’intimité des appartements très bien décrits du centre-ville – ou plus collectivement dans « la petite république indépendante de Tahrîr » et dans les cortèges de Qasr el-Aïni et de Maspero. Ainsi, l’amour et la haine, l’espoir et le désespoir, le désir et l’humiliation, l’hypocrisie et le mensonge sont constamment évoqués, créant par là même une grande proximité entre le lecteur et Khaled, étudiant en médecine d’un milieu très modeste, entre Khaled et Dania, la fille du puissant général Alouani, entre Dania et Achraf, l’acteur de cinéma copte, entre Achraf et Akram, sa femme de ménage musulmane…

Cette façon de raconter une révolution, beau-coup plus incarnée, ne peut qu’emporter l’adhésion du lecteur, l’entraîne sur la voie de la solidarité et de la croyance que « rien ne sera plus comme avant ». Ce récit contraste ainsi avec certaines formes de reportages, plus factuelles, fournies par les médias, qui déversent sous nos yeux des images de foule compacte, bruyante voire indisciplinée, à laquelle il est parfois difficile de s’identifier. Avec cette narration et les dénonciations précises qu’elle met à jour, Aswany paie le prix fort : le roman est interdit en Égypte et dans le monde arabe, à l’exception du Maroc, du Liban et de la Tunisie et lui-même temporairement en exil aux États-Unis.


Auteur·e·s

Semmoud Nora, géographe, Université de Tours
Troin Florence, géographe/cartographe, Centre national de la recherche scientifique


Citer ce focus

Semmoud Nora, Troin Florence, « Printemps arabes – Quand la petite histoire raconte la grande : « J’ai couru vers le Nil » pour dire la révolution de 2011 au Caire », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
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