Alger doit son nom, El Djazaïr (pluriel de djazira), aux îlots qui font face à son implantation originelle, datant de la Préhistoire, sur un petit promontoire dominant la baie éponyme. Bordant ce site remarquable, les collines forment un amphithéâtre aux multiples ressources en eau qui ont donné leur nom à de nombreux lieux-dits. La ville, dans laquelle vivaient près de 600 000 habitants en 1962 – date de l’indépendance –, est devenue aujourd’hui une agglomération très étendue, au sein d’une région urbanisée de plus de 5 millions d’habitants, qui n’a comme équivalent au Maghreb que celle de Casablanca. Aussi, pour dire « ce qu’est Alger », ou pour analyser les phénomènes dont elle serait le siège, il faut simultanément embrasser plusieurs échelles : celle du bassin de vie qui s’étend sur 100 km de rayon et qui ne cesse de s’étendre, celle de la gouvernance, tout en sachant que son statut et ses limites administratives ontvarié (Sidi Boumedine, 2004), ou encore celle de ses territoires liés aux groupes d’influence et qui épousent d’autres frontières (Salmieri, 2017).
Alger ne semble pas beaucoup changer jusqu’aux années 1980, décennie lors de laquelle les mutations urbaines deviennent visibles, puis s’accélèrent, pour finalement « exploser », notamment dans les périphéries, au cours des décennies 1990 et 2000. Ces extensions urbaines résultent de l’action de l’État, mais aussi de celle de nouveaux acteurs privés et puissants qui dominent les réseaux et enjeux liés à la rente foncière, engendrant des restructurations sociales et spatiales de la métropole.
En effet, avant 1978, la planification centrale est autoritaire avec, en corollaire, des dispositions fortes de contrôle du foncier urbain ou agricole. Pour l’agglomération, le plan d’Alger, piloté par la présidence, s’accompagne de lois astreignantes dans ce domaine et d’un régime de visa préalable à tout projet public d’investissement. Le discret abandon de ce plan en 1978 correspond au virage amorcé au début des années 1980 sous les injonctions – dissimulées par les autorités sous couvert de choix de « souveraineté nationale » – du FMI et de la Banque mondiale vers le libéralisme économique et le désengagement de l’État.
Alors que s’arrête la politique volontariste d’investissements publics productifs, la libéralisation du commerce extérieur, jusqu’alors monopole d’État, est à l’origine de nouveaux réseaux marchands. La « route des cabas » – trafics commerciaux informels – à partir de l’Europe se renforce puis s’étend et se déplace vers Istanbul, Dubaï puis la Chine du fait de la politique restrictive de l’Europe sur les visas (Belguidoum, Pliez, 2015). Ces flux de marchandises permettent l’accumulation de fortunes considérables et une bonne partie de leurs détenteurs, adeptes des nouvelles idéologies islamistes, financent l’essor de ce courant politique que l’État tolère, voire favorise, pour combattre les courants « socialisants » opposés à la « désétatisation ». Parallèlement, toute une bourgeoisie d’affaires, nourrie par les marchés publics, prospère au sein et autour des appareils de l’État et du Parti unique. Elle s’empare, à la suite de la constitution de 1989 admettant le multipartisme, de divers partis qui forment depuis lors une « alliance de gouvernement ».
Ces deux puissants groupes, à savoir, d’une part, celui des « industriels-modernistes » qui se sont saisis de la bannière du nationalisme et, d’autre part, celui de l’islam, ces « barons de l’informel » et de l’« import-import », ont su opérer entre eux des partages de territoires d’action et de territoires urbains, par le biais d’associations-partenariats, sous couvert du symbole de la « réconciliation nationale ». Même si les lignes qui les séparent sont parfois floues tant ces groupes sont imbriqués, ils ont chacun leur stratégie propre d’occupation de l’espace algérois, avec des effets, relativement stables jusqu’à aujourd’hui, sur l’organisation de la métropole. Surtout, ces deux groupes distribuent la rente urbaine, cultivant ainsi un clientélisme qui leur est affidé, jusqu’aux catégories d’habitants les plus démunis.
À chacun son territoire ?
Alors que les constructions illicites et précaires agrandissaient encore les bidonvilles, l’extension s’est ensuite réalisée dans les zones qui cumulaient les nuisances (pollutions, inondations, etc.). Ce sont donc les couches de population les moins aisées qui s’y installent, souvent avec des justificatifs de propriété non valides et sans permis de construire. Les islamistes, élus à la tête de la plupart des municipalités lors de leur succès électoral de 1990, et les délégations exécutives communales, désignées pour les remplacer après leur dissolution, poursuivent la même politique de tolérance vis-à-vis de ces auto-constructeurs, allant jusqu’à assurer la viabilisation des lotissements irréguliers.
Dans les années 1990, alors que le terrorisme islamiste rend ces quartiers inaccessibles aux agents de l’État (Sidi Boumedine, 2004 ; Seddik, 2017), les nouveaux importateurs y installent leurs dépôts et leurs affaires. Ce processus confère à certains quartiers un caractère dynamique et structurant et une fonction de pôle de commerces spécialisés (commerces de gros alimentaire, électroménager, etc.) qui se déploient à l’échelle régionale pour certains. Mais cette emprise des affairistes ne signifie pas qu’ils quittent pourtant leurs fiefs d’origine, souvent situés dans d’autres régions. Ils ne font escale à Alger que pour leurs entreprises, réservant au mois dans les grands hôtels ou acquérant des pied-à-terre dans les quartiers chics.
Une partie des nouveaux industriels s’installe à Blida, qui s’est étendue sur la plaine par le biais de zones industrielles légalement constituées, formant ainsi une conurbation avec les villes proches (Bouinan, Boufarik, Beni Mered) et préfigurant, à moyen terme, la soudure totale avec Alger.
Les catégories bourgeoises, « hommes d’affaires » et hauts fonctionnaires, catégories sociales qui se sont formées dans l’ombre de l’État, se sont installées dans les extensions de l’agglomération vers l’ouest, là où réside la nomenklatura. Cette partie de la ville était auparavant réservée à la création de « complexes touristiques » d’État, dont le plus important, dénommé « Résidence d’État », est entièrement fermé au public. Cette bourgeoisie d’appareil a totalement pris possession, matériellement et symboliquement, des parties de territoire les plus recherchées. Les « corridors » partant des anciens quartiers « chics » européens, situés à mi-pente de l’amphithéâtre de la baie d’Alger vers ces nouvelles banlieues résidentielles, sont devenus des axes où fleurissent les magasins des grandes marques internationales franchisées et les restaurants à la mode, indiens, chinois ou français.
Des plans hors normes pour Alger
Le plan établi pour Alger en 1975 par le Comedor (Comité interministériel chargé de l’élaboration du plan d’Alger) était accompagné de mesures de contrôle de l’intervention des acteurs publics et privés et de gestion du foncier, municipalisé en 1976. Mais, sitôt adopté, le plan est disqualifié. Par la suite, les lois et décrets sur la municipalisation des sols, destinés à faciliter la localisation d’équipements publics, sont détournés pour favoriser la création de lotissements au profit des couches moyennes et supérieures.
Leur localisation en périphérie immédiate, la superficie des lots et le niveau des aménagements reflètent clairement la situation des bénéficiaires dans la hiérarchie de l’État et de ses réseaux. Certains d’entre eux sont baptisés « Dallas » par la population, du fait du statut des occupants, des tailles des parcelles et des villas. À ce plan, fondé sur un processus de planification continue et sur la concertation, s’est substituée une suite de « plans d’urbanisme » de type réglementaire qui, en se focalisant sur le règlement « à la parcelle », renonce à maîtriser le processus global d’urbanisation. Sans doute programmée, cette « perte de contrôle » est confortée, en 1984, par la création par soustraction sur la wilaya d’Alger de wilayas « spécialisées » : à l’est, celle de Boumerdes, réservée aux zones industrielles et à l’habitat populaire, à l’ouest, celle de Tipasa dévolue à la résidence et au tourisme et, au sud, celle de Blida, dédiée à l’agro-industrie. De nouveau, et dans le périmètre de la wilaya réunifiée en 1996 en « gouvernorat », ressurgit le projet de constituer en son sein des entités administratives Est, Ouest et Centre, qui rappellent fortement cet ancien dispositif. Ce processus s’accompagne d’une terminologie associant « métropolisation », « modernisation urbaine », « plans stratégiques » et « plans d’embellissement » qui vise à leur donner l’aspect de « villes modernes et attractives ».
Dans le cas d’Alger, ceci se traduit dans la pratique par une politique de construction de grands équipements (Grande Mosquée, Opéra, stade olympique) auxquels s’ajoutent des grands hôtels internationaux, des tours de bureaux d’affaires ainsi que des plans d’embellissement de la baie, mais sans qu’émerge de schéma visible et lisible d’organisation de la ville.
Alors que se renforcent, touche par touche, ces « opérations d’embellissement », d’autres consistent à éloigner de l’agglomération aussi bien les couches moyennes, qui ont cependant accès à la propriété, mais également les couches populaires logées dans l’habitat social, précaire ou dans les bidonvilles. Se constituent ainsi rapidement de nouveaux quartiers qui regroupent de 5 000 à 10 000 logements, loin de tout et sans aménités urbaines, comme on peut le voir à l’approche de nombre de villes, grandes ou moyennes, tout au long de l’autoroute.
Finalement, tout se passe comme si Alger s’acheminait vers une distribution sociale tranchée à l’échelle de la métropole, l’agglomération, renouvelant ainsi, sous une autre forme et à une autre échelle, la ville coloniale.