Deuxième métropole de Turquie, Ankara compte 5,5 millions d’habitants en 2019. Dès les années 1930, la croissance démographique de la ville est fulgurante et reste encore particulièrement importante puisqu’un million de personnes s’y sont installées depuis la décennie 2000. Avec environ 75 % de sa population active travaillant dans le secteur des services et de l’administration, Ankara n’est pas une ville industrielle. Ainsi, les exportations en produits manufacturés ne placent la ville qu’au cinquième rang du pays, après Istanbul, Bursa, Kocaeli et Izmir et, plus globalement, la capitale participe à hauteur de 7 % au PIB de la Turquie contre 20 % pour Istanbul. En termes d’urbanisme, après Istanbul, Ankara est la ville qui offre le plus de gratte-ciel (soixante) et l’on y observe un très fort étalement urbain vers l’ouest et le nord, en direction de l’aéroport, où apparaissent des banlieues résidentielles équipées en centres commerciaux dès la fin des années 1980. Ankara a été l’orpheline de l’Empire ottoman et n’a pas trouvé sa place au sein de l’Empire face à d’autres villes comme Bursa, Edirne et, bien entendu, Istanbul. Longtemps restée dans l’ombre et la pauvreté, Ankara s’est vu attribuer un nouveau rôle historique à la suite de la proclamation de la République turque en 1923 et de son avènement comme capitale.
La littérature turque met ainsi en lumière l’influence de la ville lors de la guerre de Libération (1919-1923) et de la fondation de la République. Les romans datant de la période du début de la République évoquent Ankara de deux façons. On souligne, d’une part, son aspect misérable : « Continuer une vie dans ce bourg anatolien poussiéreux, à moitié brûlé, en ruines, rempli de maisons d’adobe et complètement boueux pendant l’hiver ! Des mois et peut-être des années cauchemardesques s’ouvraient à lui. » (Örik, 2008 [1948], p. 39). On insiste, d’autre part, sur la volonté des élites de recréer une ville sortie du néant, une ville nouvelle sans trace de l’Empire, une œuvre pure de la République de Turquie et d’Atatürk.
L’un des plus emblématiques de ces romans est Ankara (1934), de Yakup Kadri Karaosmanoğlu, dans lequel le lecteur constate l’ambition des jeunes élites de la République de faire d’Ankara la capitale moderne du pays qu’elles rêvent de construire : « Ces derniers temps, dans la ville d’Istanbul – devenue une vaste prison depuis le début de l’occupation –, le seul nom d’Ankara murmuré au creux de l’oreille, tel un mot de passe conduisant à l’évasion et à la liberté, allumait une lueur d’espoir et de joie secrète dans les yeux : ce caractère clandestin lui conférait un attrait mystérieux. Oui, le nom même de cette Ankara idéale avait presque transformé en un conte de fées la ville qui s’assimilait déjà, dans les esprits, à une contrée imaginaire. » (p. 20) En effet, les romans turcs de la première moitié du XXe siècle décrivent Ankara comme le centre de la résistance d’un pays renaissant des cendres de l’Empire ottoman. Pour quiconque ayant au moins un diplôme, c’est presque un devoir de s’y rendre, afin de contribuer à la construction de la République et de ses institutions et de bâtir la nouvelle capitale. Cependant, la cohabitation entre les « locaux » et ces migrants élitistes n’est pas facile, ces derniers étant considérés comme des étrangers, bien éloignés des habitudes locales.
Différences socio-spatiales entre autochtones et yabans
C’est l’écrivain Karaosmanoğlu qui reflète le mieux cette tension et la motivation des élites de contribuer sincèrement à la fondation du nouvel État et à faire table rase de l’Empire au moyen d’un acte politique et symbolique fort, à savoir la relocalisation de la capitale. Dans Ankara, le dialogue entre les protagonistes, lors de leur installation dans la ville, montre le clivage entre ces deux mondes sociaux : « […] et puis quoi encore ? Ce serait plutôt à eux de nous ressembler. C’est nous qui portons ici la civilisation. […] Pourtant, ils ne nous considèrent pas comme des leurs. Ils disent que nous sommes des yabans [étrangers] » (p. 31). En effet, ces élites, souvent originaires d’Istanbul, s’attribuent la mission « d’occidentaliser » le pays : en ce sens, les habitudes des Ankariotes autochtones leur paraissent celles de sous-développés et ils ne les considèrent pas comme étant des leurs. Cette vision s’observe dans l’investissement des lieux et l’appropriation de l’espace. Ainsi, les autochtones restent-ils cantonnés aux quartiers environnant la citadelle d’Ankara ; ils n’ont pas l’habitude de fréquenter des restaurants ou des pâtisseries qui n’existaient d’ailleurs pas avant l’arrivée des yabans, et leurs enfants ne vont pas dans les mêmes écoles que les nouveaux arrivants. Progressivement se crée une division spatiale qui se dessine non pas de manière planifiée mais à travers les pratiques sociales d’investissement de l’espace. Plusieurs témoignages montrent également que ceux venus d’Istanbul pour bâtir la capitale méprisent les autochtones, les traitant de yabani [sauvages]. Le romancier Falih Rıfkı Atay (1984) donne l’exemple d’un Ankariote local qui fait bâtir une somptueuse villa mais préfère n’utiliser qu’une seule pièce, décorée de vieux meubles, pour manger, séjourner et dormir (p. 575).
Le centre de la ville d’Ankara est constitué, à l’origine, du quartier d’Ulus où se trouvent le Parlement national et les institutions principales dont quelques ministères. De ce fait s’ouvrent tout autour des restaurants, pâtisseries, bars et hôtels destinés aux députés et fonctionnaires et à leurs invités. Le premier hôtel de luxe, l’Ankara Palace, est inauguré en 1928 juste en face du Parlement. Il sera pendant longtemps le lieu d’accueil des fêtes républicaines et des invités étrangers. Karaosmanoğlu (1934) écrivait ainsi : « Cet hiver, à Ankara, les préparatifs des Fêtes de Noël et du Nouvel An se déroulaient dans une atmosphère plus joyeuse […]. Les bals devaient avoir lieu dans le grand hall et les salons de l’Ankara Palace, récemment inauguré » (p. 98). C’est aussi l’un des rares lieux où les femmes et les hommes peuvent se côtoyer librement sans que les premières soient obligées de porter un voile. Au contraire, l’habillement « à l’occidentale » et le port d’un chapeau y sont plus qu’encouragés (Şerifsoy, 2000). Ces nouvelles habitudes ne sont pas du goût de la population locale. Nombreux sont les fonctionnaires qui portent leur chapeau loin des espaces où ils croisent les « locaux » pour ne pas être la cible des moqueries (Şenol Cantek, 2011, p. 151) et, progressivement, ils se cantonnent à leurs espaces d’entre-soi. Un chauffeur de taxi, enfant à l’époque, dit, dans l’ouvrage de Şenol Cantek, ne jamais avoir vu les fonctionnaires car ils ne se mélangeaient pas avec le peuple (p. 152). Le lieu qui attire toutes les élites de l’époque – hauts fonctionnaires, diplomates, hommes politiques intellectuels et artistes – est ainsi le restaurant Karpiç, ouvert par un russe, Juri Karpovitch, qui a fui la révolution bolchévique. Il se trouve à Ulus, à quelques centaines de mètres du Parlement, ne sert que des plats russes et français et sa réputation « était entendue jusqu’à Istanbul » (Örik, 2008 p. 30). La fréquentation de ce restaurant par Mustafa Kemal Atatürk lui attribuera un statut prestigieux, « indispensable » lieu de la culture gustative et de l’art de la table à l’occidentale, conforme au projet de civilisation du leader national (Baydar, Özkan, 1999). La division spatiale liée aux différences de modes de vie et de revenus entre les « locaux » et les nouveaux venus se distingue également dans les habitations et les quartiers résidentiels.
La résidence d’Atatürk, centre de gravité de l’urbanisation
Le choix d’Ankara comme capitale par Mustafa Kemal découle de plusieurs raisons. Tout d’abord, la ville reçoit ce dernier à bras ouverts alors que d’autres villes hésitent à accueillir la résistance. Mustafa Kemal décide d’y rester et d’en faire la nouvelle capitale (Atay, 1984). Dès 1928, des efforts sont initiés afin de métamorphoser ce petit bourg – appelé par ses habitants Engürü – en une capitale moderne. Pour poser les bases urbaines de cette future capitale, Atatürk et son équipe font appel à Hermann Jansen, urbaniste allemand, pour concevoir une ville inspirée des modèles européens dans un contexte d’essor urbain. De nombreux ouvriers sans qualification sont attirés par les chantiers mais, souvent sans logement, ils dorment dans la rue avec leur famille. Ceci explique que, dès le milieu des années 1920, apparaissent des baraques autour de la ville, les ancêtres des gecekondus ankariotes, ces habitations construites en une nuit de manière illégale mais plus confortables que les masures initiales. La croissance de cette population précaire, entre 1923 et 1927, incite Jansen à planifier un quartier ouvrier autour de la colline d’Altındağ, à l’est de la citadelle d’Ankara. Cependant, la spéculation immobilière empêche la réalisation de ce projet et les ouvriers sont abandonnés à leur sort (Şenyapılı, 2004, p. 45). Selon Kemal Kurdaş (1987), dès 1933, les premiers gecekondus s’érigent déjà sur un terrain vacant, voisin du nouveau Parlement national. À l’époque, on le nomme le teneke mahalle, le « quartier d’étain », parce que construit en tôle. Le terme gecekondu, d’après cet auteur, est une qualification plus respectueuse inventée par la suite. Il semblerait que les autorités aient fermé les yeux sur ces constructions et leur expansion. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Şükrü Kaya, déclarait que « même si ces maisons sont en dehors d’un plan d’urbanisme, elles signifient que nos citoyens passent l’hiver sous un toit. Le fait qu’une solution à ce problème de logement a été trouvée me soulage lors de mes promenades pendant les nuits froides. Je me dis, au moins nos citoyens ne dorment pas dans la rue. » (Şenyapılı, 2004, p. 97).
Les gecekondus se multiplient, la ville s’agrandit et l’on voit apparaître des immeubles dans la vieille ville autour d’Ulus, en lien avec la présence d’institutions étatiques et des fonctionnaires. La ville se développe également au sud d’Ankara, autour de la colline de Çankaya, lieu choisi par Mustafa Kemal Atatürk qui y fait édifier un grand pavillon, siège du palais présidentiel jusqu’en 2014. Atatürk facilite l’accès à la propriété autour de son pavillon aux bureaucrates dont il veut s’entourer ; de nombreux fonctionnaires acquièrent des terrains autour de Çankaya pour y faire bâtir des maisons afin d’être proches géographiquement, mais aussi symboliquement, du leader national. La fondation de la mairie d’Ankara en 1924 accélère encore les travaux d’urbanisation ; un long boulevard d’environ 8 km, nommé Atatürk, se réalise selon les plans de Jansen, entre le parlement à Ulus et le pavillon d’Atatürk à Çankaya. Des spéculations immobilières au sein de la vieille ville incitent la mairie et les aménageurs à élargir leurs plans vers le sud autour de ce boulevard pour y bâtir la ville moderne. Conçue par Jansen à l’horizontale, elle comporte peu d’immeubles hauts et inclut de nombreux parcs et maisons avec jardin. Elle est nommée Yenişehir [la « Nouvelle ville »] ; sa place centrale, Kızılay, est entourée du nouveau quartier administratif, baptisé Bakanlıklar. « La nouvelle Ankara se développait à une vitesse vertigineuse. Sur les terrains […] de Yenişehir à Kavaklıdere, des immeubles, des maisons, des bâtiments officiels semblaient littéralement jaillir du sol » (Karaosmanoğlu, 1934, p. 111). Örik (2008) raconte qu’« habiter dans ces lieux ou fréquenter ses habitants faisait l’objet de jalousies de la part de ceux qui étaient obligés de continuer à vivre dans les maisons d’adobe de la vieille ville ». Aux plans de Jansen, abandonnés en 1939, se substituent ensuite d’autres plans d’urbanisme dont aucun n’empêche toutefois l’essor des gecekondus en raison de l’afflux migratoire, ce qui rend impossible une urbanisation planifiée. En 1963, les gecekondus composent 64,4 % de l’ensemble du bâti à Ankara et y résident 59 % de la population de la ville (Şenyapılı, 2004).
Dans les années 2000, le gouvernement de l’AKP entreprend une vaste opération de transformation urbaine, détruisant la majorité des gecekondus. En 2012, la décision, très controversée en raison de son coût, d’ériger un immense palais présidentiel à Beştepe, au milieu d’un vaste parc agricole créé en 1925 par Atatürk à l’ouest d’Ankara, consacre l’abandon de l’ancien site présidentiel de Çankaya. Quant à l’étalement urbain, celui-ci suit désormais son chemin vers l’ouest où émergent de nouveaux quartiers modernes comme Çukurambar. Ces évolutions de l’urbanisation d’Ankara témoignent de l’importance des leaders politiques et de leur lieu de résidence dans la perception et l’appropriation de la ville par les couches sociales proches du pouvoir ou travaillant pour l’État.