Beyrouth

Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, la ville est passée du statut de localité portuaire secondaire à celui d’agglomération capitale mondialisée, puis déclassée, d’un carrefour d’échanges de l’Orient méditerranéen et porte du Moyen-Orient sur l’Europe à un « cul-de-sac ». Aujourd’hui, la municipalité de Beyrouth compterait quelque 400 000 habitants, la Région métropolitaine de Beyrouth (RMB) 1,65 million et l’aire urbaine 2,2 millions, soit respectivement 10, 41 et 55 % de la population nationale (sans tenir compte des quelque 2 millions de réfugiés palestiniens et syriens).

Un centre et un carrefour mondialisés relégués

Fondée sur le promontoire nord du cap éponyme, la cité phénicienne puis hellénistique de Bérytos fut colonie romaine, ville byzantine, arabe puis ottomane. La ville ancienne de Beyrouth a été fortement remodelée durant la période du Mandat français (1920-1946). L’urbanisation a ensuite progressivement gagné l’ensemble des espaces agricoles environnants (butte d’Achrafieh puis de Hamra et extensions vers Mazraa au sud) avant d’agglomérer les petites localités périphériques côtières et de piémont (Burj Hammoud, Furn el-Chebbak, Chiyah). Dans cette logique d’agglomération et de densification du bâti, l’urbanisation a ensuite gagné les localités des pentes du Mont-Liban et du littoral, en direction du sud et du nord.

Devenue l’un des principaux centres régionaux au cours du XXe siècle, cette ville-port effervescente était, avant la guerre civile libanaise (1975-1990), l’un des centres politiques, économiques, intellectuels et artistiques les plus actifs de la région, interface entre l’Occident et le Moyen-Orient arabe. Néanmoins, au cours des soixante-dix dernières années, la ville-capitale a vu son aire d’influence et son hinterland se réduire, depuis la création de l’État d’Israël jusqu’à la guerre civile syrienne. Désormais, Beyrouth est relativement marginalisée, son rapport au monde est surtout lié à sa qualité de tête de pont d’une diaspora libanaise assurant le lien entre le territoire national et l’archipel des expatriés. Le commerce est la base de l’économie de la cité et, avec lui, les activités de services, telles que le secteur bancaire, garanti par le secret. Sensible aux tensions régionales, cœur et réceptacle d’un système politique confessionnel devenu ploutocrate et largement contesté par la rue fin 2019, le dynamisme économique profite de tous les trafics (recels, blanchiments, contrefaçons, armes, organes, êtres humains, empiètements littoraux et accaparements fonciers, etc.).

Fragmentation spatiale et polycentralité

Les quinze années de guerre civile ont profondément marqué la structure de l’agglomération et les dynamiques spatiales. La répartition communautaire, doublée parfois d’une sous-division politique ou sociale, fragmente l’espace en territoires, mis momentanément en réseaux par les relations d’affaires. La butte d’Achrafieh et les municipalités situées sur son versant est sont majoritairement habitées par des populations chrétiennes (grecs-orthodoxes, maronites, etc.), tandis que, à l’ouest, le cap héberge traditionnellement les populations sunnites et druzes. Arrivées plus tard en ville, et pour beaucoup sous la contrainte de l’invasion israélienne du Liban en 1982, les populations chiites sont majoritairement implantées en banlieue sud mais résident également dans des quartiers populaires du nord et de l’est (Bachoura, Basta). Désormais, l’embourgeoisement d’une partie de la communauté favorise leur implantation dans une variété de quartiers plus aisés (Verdun, Hamra, etc.), tandis que, quelque vingt-cinq ans après sa création, le projet de l’établissement public d’aménagement Elyssar, visant à restructurer la banlieue sud-ouest et son front de mer irrégulièrement loti, est toujours dans l’impasse. Enfin, le quartier Haret Hreik, cœur politique du Hezbollah, pilonné en août 2006 par l’armée israélienne durant la guerre des trente-trois jours, a été totalement reconstruit en sept ans.

La fragmentation socio-communautaire se double d’une polycentralité. Confiée à l’entreprise Solidere (Société libanaise pour le développement et la reconstruction du centre-ville de Beyrouth), la reconstruction du centre-ville se veut le miroir du Liban qui renaît et concurrence désormais les quartiers de Hamra, Verdun et Mar Nicolas dans lesquels les activités de CBD et de luxe s’étaient déployées. Parallèlement, et à la faveur de l’amélioration des infrastructures et de l’évolution des modes de consommation, d’autres centralités émergent. Autour du musée national, bâtiments publics et services administratifs (tribunaux, Sécurité générale, ministères des Finances et de la Justice, rectorats universitaires, etc.) se relocalisent au centre de l’agglomération, tandis que sur les piémonts périphériques, aux carrefours des principaux axes de communication (Sin el-Fil, Mkalles, Chevrolet), de vastes galeries commerciales voient le jour autour des premiers hypermarchés. À l’intersection de ces concentrations émergentes, la corniche du fleuve avec ses terrains en friche et la réserve agricole du quartier de Tahouita font désormais l’objet de convoitises foncières et immobilières. Située sur l’arrière immédiat du port, cette zone d’interface entre Beyrouth et ses banlieues nord et sud constitue le centre géographique de l’agglomération et le carrefour des principaux axes de circulation nord-sud et est-ouest. Cet espace pourrait bien devenir à moyen terme une centralité fonctionnelle majeure de la RMB. Pariant sur cette dynamique territoriale, le principal centre d’exposition et de congrès de la capitale, le Beyrouth International Exhibition and Leisure Center, vient de s’y établir, quittant, après 17 années de présence, sa localisation dans le secteur de Solidere.

Dynamiques spatiales, déséconomies et enfer urbain

Le creusement des inégalités renforce la ségrégation spatiale et concourt inexorablement à la privatisation de l’espace public. Réinvestis pour partie dans l’immobilier, les produits des trafics, les capitaux arabes ou de la diaspora ont suscité des logiques spéculatives et de rente. Parallèlement, le nouveau positionnement des banques, par l’intermédiaire de filiales, comme promoteurs immobiliers, a favorisé une financiarisation et un développement surdimensionné du secteur, générant, de 2008 à 2011, une bulle immobilière. Depuis, le secteur a été soutenu à grand renfort de prêts immobiliers, subventionnés par la Banque du Liban jusqu’en 2018, à hauteur de près d’un milliard de dollars par an. De même, la loi sur les loyers conclus avant mi-1992, entrée en vigueur fin 2014, n’est pas parvenue à réguler l’offre, tant celle-ci affichait des rapports qualité/prix rendus médiocres par des marges trop élevées. De 2000 à 2017, on dénombre pour la seule ville de Beyrouth plus de 1 700 nouvelles constructions et, fin 2018, plus de 3 600 appartements n’avaient toujours pas trouvé acheteur. L’obsession des affaires conditionne un développement des activités non soutenable, mettant en péril l’environnement.

Sur le plan des transports, l’automobile, qui règne en maître, génère des embouteillages, tandis que transports en commun insuffisants et scooters servent aux plus pauvres et aux dizaines de milliers de travailleurs étrangers : bonnes, gardiens, manœuvriers, travailleurs du bâtiment, etc. L’agglomération ne bénéficie d’aucune véritable politique de transports publics de la part des autorités, locale comme nationale. Depuis trente ans, les études se sont multipliées sans mise en œuvre à la clé. Par ailleurs, si les infrastructures routières ont été grandement améliorées entre 1995 et 2005, certaines arrivent à saturation tandis que d’autres manquent encore.

Mais, au-delà du problème des transports, c’est l’ensemble des services urbains qui dysfonctionne (rationnement en eau et en électricité publique depuis plus de dix ans, crise des déchets depuis 2015, etc.), lesquels sont parallèlement l’objet de toutes les convoitises : adduction d’eau, collecte des déchets, accès à l’électricité, à Internet ou au câble, etc. La conurbation est découpée en une multitude de territoires informels dominés par des prestataires privés régnant sur leur pré carré, lesquels n’ont aucun intérêt à voir les services publics s’améliorer. Pour éviter que le mécontentement public ne devienne trop important et pour satisfaire néanmoins les affairistes en cheville avec le système politique, l’État a cherché au cours des dernières années à encadrer a minima ces services urbains : appel à des prestataires de services pour Électricité du Liban depuis 2012, fin du monopole du groupe Averda sur la gestion des déchets solides depuis 2015, distribution électrique privée au compteur avec tarifs officiels depuis fin 2018. Néanmoins, ces modes de fonctionnement pèsent lourd sur le budget des ménages et des entreprises, dont l’endettement ne cesse de progresser, et sur la santé des habitants. En ville, comme en mer, les niveaux de pollution sont toujours plus préoccupants. En matière de pollution de l’air, les niveaux mesurés en ville des taux de dioxyde d’azote et de particules en suspension, par exemple, sont de 100 à 400 % supérieurs aux plafonds préconisés par l’OMS.

Concentrant plus de la moitié de la population libanaise et plus des trois quarts des richesses du pays, Beyrouth est concernée au premier chef par le Plan d’ajustement structurel national, officialisé en avril 2018 à Paris lors de la Conférence économique pour le développement du Liban (CEDRE), laquelle prévoit notamment les restructurations et privatisations d’un certain nombre de services urbains. Face aux multiples difficultés et aux fluctuations politiques locales et régionales, il n’est pas certain que ce dernier plan donne plus de résultats que les précédents. Dès lors, l’espoir d’une meilleure condition urbaine fondée sur plus de justice spatiale réside certainement dans l’engagement grandissant d’une société civile incarnée, lors du scrutin municipal de mai 2016, par la liste Beyrouth Madinati [Beyrouth ma ville]. Circonscrit à une élite intellectuelle et artistique au départ, cet élan s’est élargi à de nombreuses autres revendications. Il a fini par toucher massivement la jeunesse, puis la population dans son ensemble dont les rassemblements à Beyrouth et dans toutes les villes du pays ont provoqué la démission du Premier ministre en octobre 2019.


Auteur·e·s

Dewailly Bruno, géographe, International College Beyrouth


Citer la notice

Dewailly Bruno, « Beyrouth », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/beyrouth/