Casablanca

En ce temps-là, la Méditerranée appartient aux Espagnols. Nous, on est sur l’Atlantique ! On se baigne dans des vagues de cinq mètres, on a des piscines en forme de haricot, des Cadillacs roses et le plus haut gratte-ciel d’Europe, parfaitement ! Dix-sept étages, qu’il a, et il fait de l’ombre à la Floride quand le soleil est dans le bon sens, voilà la vérité ! À Casa, on est plus proche de Frank Sinatra et des frères Gershwin que d’Enrico Macias. Faut pas nous confondre, Garance, on n’est pas des rapatriés, nous autres, on a notre fierté. [Topin T., Le Jinome de Casablanca, Paris, Syros-Alternatives, coll. « Libre court », 1990, p. 134-135]

Casablanca, l’une des principales métropoles d’Afrique du Nord, s’est édifiée grâce à des migrants de toutes origines. Détruite à plusieurs reprises dans son histoire, Casablanca s’est à chaque fois relevée. La ville est considérée comme récente alors que le plus ancien Maghrébin est un Casablancais âgé de 600 000 ans dont l’incisive a été exhumée à Sidi Abderrahmane. Dans l’actuelle Casablanca semble encore subsister un peu de l’esprit de l’ancienne Anfa, haut lieu de l’émirat Masmouda des Berghwata, ces Kharijites (troisième branche de l’islam, ni sunnite ni chiite) qui ont tenu tête à l’État central et qui ont été décimés par les rigoristes Almohades au XIIe siècle. Dans l’actuelle Casablanca semble encore subsister un peu de l’esprit des corsaires des XIVe et XVe siècles qui taquinaient les navires européens passant au large pour commercer avec l’Afrique, puis punis en 1468 par une expédition militaire d’envergure menée par la couronne portugaise. Dans l’actuelle Casablanca semblent encore subsister des traces du tremblement de terre de 1755 ou celles des bombardements de l’armée française en 1907, puis des alliés en 1942. Si ces traces sont ténues, elles témoignent d’une capacité tenace à construire, démolir et reconstruire.

Expériences architecturales et grands projets

Plusieurs célèbres monarques ont rêvé de grands desseins pour cette ville et y ont réalisé de belles œuvres. Ainsi, au XVIIIe siècle, le sultan Sidi Mohamed Ben Abdellah y édifie la Sqala, bastion protégeant le port et marquant l’essor de la ville, la mosquée Dar El Makhzen et encore les murailles de l’ancienne médina. Lyautey, résident général du protectorat français (1912-1956), y aménage le port et la place administrative, jalonnée de bâtiments coloniaux intégrant les codes architecturaux et artisanaux locaux ; plus tard sont construits les Habous (ou « Nouvelle Médina ») et autres quartiers modernes pour « indigènes » telles les fameuses « trames 8 × 8 » (des parcelles de 8 m de côté) de l’urbaniste Michel Écochard, car Casablanca est une terre d’expériences architecturales et urbanistiques novatrices lors du protectorat, devançant parfois ce qui se construit en métropole. Plus tard, le roi Hassan II y réalise sur la corniche la mosquée du même nom, l’une des plus grandes du monde, agrandit le stade de football, construit l’autoroute vers Rabat et parsème le territoire urbain de sièges de préfectures surdimensionnés empruntant un style néomakhzénien imposant. Mohammed VI, son successeur, fait bâtir un grand théâtre au cœur de la ville moderne, transforme l’ancien aéroport d’Anfa en nouveau pôle urbain, multiplie les projets d’infrastructures et les contrats pour un programme de développement urbain qui n’est pas toujours accompagné de développement humain… Autant de projets que la ville a été capable d’absorber, de digérer, voire de détourner, fidèle à son caractère.

Métropole économique,
cosmopolitisme et esprit d’initiative

Casablanca concentre 60 % de l’activité économique du pays et ses 4 millions d’habitants représentent environ 10 % de la population marocaine. La ville, abritant 20 000 habitants au début du XXe siècle, a ensuite connu une formidable croissance en accueillant des milliers de migrants, musulmans et juifs originaires de tout le pays, mais aussi des milliers d’étrangers venant de France, d’Italie, d’Espagne, d’Angleterre et d’ailleurs, tous contribuant à faire de la ville une métropole active, mixte et cosmopolite. L’ancienne médina, unique espace urbain préexistant au protectorat, a accueilli une population hétéroclite, aux nationalités diverses, donnant à ce quartier un caractère hybride, à la différence des autres médinas du pays, habitées uniquement par les Marocains. En attestent les consulats, les zaouias et divers lieux de culte ou encore son architecture éclectique dont témoignent toujours plusieurs bâtiments. Actuellement, cet espace, dans une forme de continuité historique, accueille des migrants subsahariens. L’ancienne médina a également bénéficié de financements importants ces dernières années pour la réhabilitation de sa muraille et l’amélioration significative de ses réseaux et équipements. En revanche, l’habitat dégradé subsiste et, en dépit des millions de dirhams injectés, des maisons continuent à s’écrouler en raison de leur bâti de mauvaise qualité, faisant le bonheur des marchands de sommeil et de certains agents de l’autorité complaisants, mais aussi le malheur des habitants qui risquent leur vie à chaque orage.

Casablanca est une ville chargée d’histoire, n’en déplaise aux représentations communes. Il s’agit sans doute davantage d’une histoire sociale, liée aux migrants à qui la ville a donné leur chance, à l’instar de ces vedettes du sport qui ont commencé dans la rue tels Marcel Cerdan, Larbi Benbarek, Abderrahman Belmahjoub et bien d’autres encore. Des grands noms de la musique ont brillé dans les Maisons de jeunes, les salles de cinéma ou les cabarets, tels Salim Lahlali, Ahmed El Bidaoui, Nass El Ghiwan, etc. Cet esprit d’initiative et de liberté semble subsister lors de moments comme L’Boulevard, le plus grand festival indépendant de musiques actuelles en Afrique du Nord, ou lorsque la fièvre s’empare des habitants chaque jour de derby de football entre les Rouges et les Verts, les deux clubs mythiques de la ville.

Ville frondeuse, Casablanca a manifesté en 1952, lors de l’assassinat du syndicaliste tunisien Farhat Hached, mouvement réprimé dans le sang. Cette résistance s’est prolongée lors des luttes pour l’indépendance, obtenue en 1956, puis durant les soulèvements populaires de 1965 et de 1981, sous le règne d’Hassan II : les victimes se sont comptées par dizaines, pour beaucoup passées par la prison secrète de Derb Moulay Cherif, haut lieu de torture situé dans le quartier Hay Mohammadi. Ce pan douloureux de l’histoire de la ville est aujourd’hui mieux connu – même si sans doute pas assez partagé, pas assez étudié – grâce notamment aux travaux menés par l’instance Équité et réconciliation entre 2004 et 2006.

Protection du patrimoine, inégalités sociales et spatiales et nouveaux chantiers

Plus largement, que reste-t-il dans la mémoire collective ? Certes, les efforts se sont traduits par la mise en œuvre d’une politique de sauvegarde du patrimoine qui a inscrit à l’inventaire un nombre record, à l’échelle nationale, d’édifices remarquables, par la création d’une société de développement local dédiée au patrimoine, par l’élaboration en cours d’un plan de sauvegarde, par quelques opérations de restauration d’envergure telle l’ancienne médina, l’église du Sacré-Cœur, le parc de la Ligue arabe ou l’ancien vélodrome. Mais, en même temps, cette politique reste ambiguë et n’empêche pas les démolitions qui se poursuivent, ainsi que l’omerta autour du dossier d’inscription de la ville au patrimoine mondial de l’Unesco, dossier qui a pourtant nécessité quatre années de travail.

Casablanca est aussi la ville du business, de la voiture et de la vitesse, du cinéma et de la frime ! Quels meilleurs monuments pour témoigner de l’histoire de cette ville et de son caractère que ses sièges de banque, ses garages, ses sublimes salles de cinéma, quasiment toutes fermées aujourd’hui, ses somptueuses piscines le long de la Corniche dont la plus grande d’Afrique, démolie pour construire la plus grande mosquée d’Afrique ?

Dans cette ville, où a été inventé le mot « bidonville » dans la décennie 1930, d’énormes enjeux sociaux subsistent. La ségrégation spatiale a été, et demeure, une constante de l’organisation de l’espace urbain. La question de l’habitat est centrale, malgré la réduction du nombre de bidonvilles et la multiplication de grandes cités de logements dits « économiques » en périphérie. La précarité de l’emploi, la cherté de la vie, un secteur informel endémique, constituent autant de travers d’un développement économique multipliant les laissés-pour-compte.

Depuis une dizaine d’années, les projets d’aménagement se multiplient : deux lignes de tramway qui ont décloisonné des quartiers populaires excentrés, la nouvelle corniche, lieu de promenade et de consommation, des places et des artères principales réaménagées, le grand théâtre, etc. Ces travaux sont réalisés par des sociétés de développement local, organismes semi-publics qui agissent pour le compte de la municipalité et qui réalisent ses projets. Leur efficacité est indéniable, mais interroge sur l’implication des élus locaux dans la prise de décision. Casablanca est un chantier permanent : d’immenses malls s’y implantent comme le Morocco Mall, des gated communities chics s’y créent tel Casa Green Town, ses périphéries populaires ou de classes moyennes s’étendent, englobant d’anciens douars et faisant la jonction, lentement mais sûrement, avec la ville littorale industrielle de Mohammedia au nord-est ou celles de Médiouna et Bouskoura au sud.

Pourtant, étant donné les nombreux chantiers en cours, on peut imaginer autrement l’avenir de Casablanca dont les prémisses se manifestent déjà par une ville plus verte, mieux équipée, où l’on circule mieux et où l’on se promène mieux.

 

Auteur·e·s

Kassou Abderrahim, architecte indépendant


Citer la notice

Kassou Abderrahim, « Casablanca », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/casablanca/