Centre-ville

Aborder la question de la centralité urbaine aujourd’hui dans les capitales du Maghreb et du Moyen-Orient, c’est s’interroger sur leur capacité à relever le défi de la métropolisation et à se doter de centres attractifs et compétitifs, supports de l’économie mondiale et régionale. Ainsi, la question de la centralité urbaine se pose désormais en termes de régénération, de reconquête, de renforcement des attributions et de rayonnement à différentes échelles. Ceci implique l’adoption de stratégies d’aménagement intégré visant à réhabiliter les noyaux historiques existants tout en augmentant leurs capacités d’accueil dans de nouveaux espaces plus modernes, plus accessibles, plus aérés et mieux équipés. C’est dans ce genre de nouvelles polarités tournées vers l’international que se joue l’avenir des centres-villes.

La recherche d’une vitrine dorée

La reconstruction du centre de Beyrouth au début des années 1990 et l’apparent succès de la société et du plan Solidere offrent un nouveau modèle de centre-ville qui suscite les convoitises des pays de la région. En même temps émergent dans les pays du golfe Persique de nouveaux centres qui frappent l’imaginaire collectif des populations par leur gigantisme, la diversité de leurs activités en termes de loisirs et d’opportunités de consommation, dans des cadres ultra-modernes et luxueux. Ces nouveaux centres aseptisés dominés par leurs tours de verre et d’acier ont rapidement réussi à capter les flux financiers et humains à l’échelle régionale, voire internationale dans le cas de Dubaï. Ces changements spectaculaires ont volé la vedette aux centres-villes des pays de plus ancienne civilisation urbaine et ont incité les décideurs à remettre en perspective les politiques d’aménagement de leurs centres-villes. À Tunis, la révision du plan d’aménagement du centre de Tunis (PACT), du plan de sauvegarde de la médina, précurseur dans le monde arabe, et la requalification de la Petite Sicile, ancien quartier portuaire, mènent à la définition d’une vision plus globale de la centralité urbaine (Abdelkafi, 2005). Elle se fonde sur la requalification du centre historique avec ses deux noyaux, la médina et le centre moderne. Par ses valeurs patrimoniales, ce centre historique représente un atout majeur par rapport aux centres-villes créés de toutes pièces dans les monarchies pétrolières. D’un autre côté, l’aménagement des Berges du Lac, commencé en 1990 à la suite de son assainissement, donne naissance à un nouveau quartier d’une superficie de 1 600 ha avec des fonctions résidentielles et de loisirs ainsi qu’un centre diplomatique et d’affaires ouvert sur l’international (Barthel, 2006). À Amman, un nouveau centre-ville émerge au début de l’an 2000 sur une friche militaire de 1 800 ha située au cœur de la capitale jordanienne. Il abrite des fonctions résidentielles, commerciales et de loisir haut de gamme. Sa première phase, The Great Boulevard, fut inaugurée par le roi Abdallah II en 2014 et offre déjà l’image futuriste de ce quartier central. Le coût total de l’opération s’élève à 5 milliards de dollars, financés par un consortium de promoteurs et d’entreprises de constructions étatiques et privées en association avec des firmes libanaise et koweitienne (Coignet, 2008). Ce type de montage financier sera aussi adopté au Caire.

Le cas du Caire, la reconquête par les pouvoirs publics

Au Caire, tout semble plus compliqué qu’ailleurs au vu, d’un côté, de la taille de l’hyper-centre, grand comme une fois et demie Paris intra-muros et, de l’autre, de l’exacerbation de la crise de la centralité. Celle-ci est prioritairement liée aux avatars des politiques urbaines menées depuis 1960, oscillant entre la décentralisation des activités de commandement vers des villes nouvelles et le renforcement de la centralité existante (El Kadi, 2012). Elles n’ont réussi ni à planifier de nouveaux lieux d’accueil attractifs, ni à structurer les lieux transformés et adaptés de façon informelle à la prolifération des activités économiques générées par l’immigration, ni à améliorer ou à revitaliser les espaces hérités. Ce n’est que depuis le tremblement de terre de 1992 qu’une nouvelle prise de conscience de la société et des décideurs de la nécessité d’une vision globale se fait jour. La priorité a d’abord été donnée à la restauration des monuments historiques et d’autres édifices patrimoniaux endommagés par le séisme.

Décidée en 2006, la nouvelle stratégie de régénération du centre du Caire à l’horizon 2020 avait un double objectif : premièrement, la valorisation du patrimoine architectural et urbain du centre historique afin de stimuler sa reconquête par les activités et les habitants qui l’avaient déserté ; deuxièmement, l’accroissement de ses capacités d’accueil par la création d’un nouveau pôle financier sur des friches portuaires du Nil et urbaines péricentrales. Par ces nouvelles orientations, Le Caire ambitionnait de restaurer l’image de son centre et de rattraper le retard qui la séparait des autres villes de la région telles que Beyrouth, Dubaï ou Doha. La mise en place des outils institutionnels, juridiques et financiers a augmenté les chances de la réussite de cette entreprise. Les résultats sur le terrain furent spectaculaires tant dans la vieille ville qui fut dotée d’un parc – 30 ha créés sur une ancienne décharge d’ordures – que dans le centre moderne où les façades des immeubles classiques, dépoussiérées et ravalées, révélaient la beauté et la diversité de leurs architectures. La création de plusieurs espaces piétons en favorise la contemplation et l’appréciation. Le front du Nil est remodelé par la silhouette des tours résidentielles, hôtelières et commerciales haut de gamme qui marquent le début du recyclage de la friche portuaire qui devrait s’étendre sur 7 km de long. Le projet d’aménagement de la seconde friche urbaine est mis entre parenthèses au lendemain de la révolution de 2011. En effet, les périodes révolutionnaire et post-révolutionnaire ont provoqué de nouveaux bouleversements.

De la détente à la crise

Les retrouvailles entre le centre-ville et les habitants, qui l’avaient peu ou prou déserté, se produisent au cours des révolutions arabes. Celles-ci ont en effet restitué au centre-ville son rôle de lieu de rencontre de tous les citoyens et l’ont remis au cœur de l’histoire. Pendant des jours, des mois, les foules en colère se sont approprié les rues et les places du centre en leur attribuant de nouvelles fonctions de contestation, de joie, d’apprentissage de la démocratie et de la liberté (Stryker, Nagati, 2016). De Tunis à Manama, le centre-ville rayonne dans le monde entier par ses épicentres de la colère, les places et les boulevards : Tahrîr au Caire, la Perle à Manama, Al-Taghîr à Sanaa, Al-Horeya à Taez et l’avenue Bourguiba à Tunis. La valeur symbolique acquise par ces lieux comme catalyseurs de changement les a exposés plus tard à la vindicte des pouvoirs publics. À Manama (Bahreïn), le monument de la Perle a été rasé. Au Caire, la place Tahrîr fut défigurée et appauvrie. Seule l’avenue Bourguiba fut épargnée, mais les espaces publics du centre moderne se sont considérablement dégradés à cause de la crise du tourisme international. Les bouleversements qu’ont connus les villes des printemps arabes après les révolutions, exacerbés par les guerres civiles en Syrie, au Yémen et en Libye, rendent de plus en plus incertaines toutes velléités de retour au centre. Ces incertitudes culminent dans le cas du Caire où la vieille ville sombre de nouveau dans l’âge des ténèbres alors que le transfert des fonctions du tertiaire de commandement, vers une nouvelle capitale du désert, est d’ores et déjà planifié. Le centre-ville perdra ainsi l’un de ses trois piliers de la centralité, ce qui risque de le vider progressivement de son sens et de son essence. Ceci nous amène à nous interroger sur les chances de l’insertion des vieilles capitales du Moyen-Orient dans le réseau des villes mondiales.


Auteur·e·s

El Kadi Galila, architecte/urbaniste, Institut de recherche pour le développement


Citer la notice

El Kadi Galila, « Centre-ville », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/centre-ville/