Ceuta et Melilla, Sebta et Mlilia pour les Marocains, sont deux villes-enclaves espagnoles en terre africaine, sur le littoral méditerranéen marocain. Elles représentent le cas particulier à la fois de villes espagnoles enclavées dans le continent africain et de villes marocaines occupées par l’Espagne depuis le XVe siècle et toujours revendiquées par le Maroc. Cette situation, qui est le prolongement de la Reconquista, achevée par les rois catholiques au XVe siècle, et de l’expansion coloniale espagnole du XIXe siècle, est intéressante à plus d’un titre. En effet, au-delà du conflit territorial, les deux villes représentent aujourd’hui, avec les villes marocaines limitrophes (le complexe Fnideq-Tétouan pour Ceuta et l’ensemble Nador-Bni Ansar pour Melilla), des doublets urbains au fonctionnement transnational d’espaces-frontières élargis. Caractérisées par la présence historique de plusieurs groupes socio-cultuels (musulmans, chrétiens, juifs, hindous), les sociétés de ces enclaves se complexifient aujourd’hui avec la forte pression des immigrés africains qui essaient de les gagner pour atteindre l’Europe.
Une présence espagnole sur les côtes marocaines prolongeant le mouvement de la Reconquista
et de l’expansion coloniale
Après la chute de Grenade en 1492, la reconquête chrétienne de l’Andalousie musulmane se poursuit sur la rive sud de la Méditerranée avec la prise de Melilla en 1497, alors que Ceuta avait été prise par les Portugais en 1415. Poursuivant cette offensive, l’Espagne s’implante sur différents sites côtiers du Maroc entre 1497 et 1541, sans parvenir à pénétrer les arrière-pays en raison d’attaques incessantes des tribus de l’intérieur. Cette résistance conduit les Espagnols à rétrocéder plusieurs des sites occupés ; ils ne garderont que Melilla et les peñones [îlots ou rochers fortifiés] de Vélez de la Gomera et d’Alhucemas, tout en récupérant Ceuta, cédée par les Portugais en 1640. Enfin, en 1848, ils s’emparent de l’archipel des îles Chafarinas, situé au large de Melilla (Zurlo, 2005).
Avec l’établissement du protectorat espagnol sur le nord du Maroc entre 1912 et 1956, les deux villes de Ceuta et Melilla jouent le rôle de véritables têtes de pont de la pénétration coloniale espagnole qui débute par une guerre meurtrière contre la résistance d’Abd-el-Krim, entre 1921 et 1926. À l’avènement de l’indépendance en 1956, le Maroc récupère la zone nord puis, entre 1958 et 1975, les territoires des Aït Baamrane autour d’Ifni, la zone sud du protectorat de Tarfaya, la Seguia el-Hamra et Oued Dahab. L’Espagne conserve néanmoins le contrôle de Ceuta et Melilla et des peñones que revendique depuis le Maroc.
Les deux villes auront, jusqu’au milieu du XIXe siècle, une double fonction militaire et carcérale ; elles sont, de ce fait, davantage des garnisons, avec une population de militaires et de déportés, que de véritables villes. Et ce n’est qu’en 1863, lorsqu’elles sont déclarées ports francs, que la population se diversifie, avec notamment le retour des Marocains musulmans et l’arrivée de juifs séfarades, et qu’une vie économique s’y structure, basée sur le commerce avec l’arrière-pays. Ceuta devient alors un véritable port et Melilla prend son essor grâce à l’exploitation du fer des mines d’Ouixane, près de Nador (Berriane, Hopfinger, 1999). Avec l’indépendance du Maroc et le rétrécissement de leurs hinterlands, elles connaissent un fort déclin, mais se rattrapent grâce à la contrebande qui s’installe entre ces hinterlands et le reste du pays.
Aujourd’hui, chacune des deux villes dépasse 80 000 habitants (86 026 pour Melilla et 84 519 pour Ceuta en 2015) sur des territoires très exigus (12,3 km2 pour Melilla et 19 km2 pour Ceuta), avec une population d’Espagnols et de Marocains vivant essentiellement du commerce, de quelques emplois dans l’administration et l’armée. Il va de soi que cette économie fondée sur le seul commerce est extrêmement vulnérable, en témoigne un taux de chômage d’environ 30 %. Considérées comme les portes de l’Europe pour l’immigration africaine, les deux villes subissent ces dernières années une très forte pression de l’immigration clandestine. Et, malgré un dispositif de surveillance très poussé (double clôture de barbelés de 12 km de long, miradors avec gardes-frontières armés, câbles souterrains reliés à des capteurs électroniques pour détecter le moindre bruit ou mouvement, système d’éclairage, caméras de vision nocturne, triple grillage, hélicoptère équipé de caméras thermiques, etc.), les tentatives groupées d’escalade des barrières par des immigrés munis de crochets et de chaussures cloutées ne s’arrêtent pas.
Le fonctionnement transnational
d’un espace frontalier élargi
L’existence d’une frontière internationale entre Nador et Melilla d’un côté et Fnideq et Ceuta de l’autre n’a jamais empêché que s’établissent entre les enclaves et les villes marocaines voisines des relations commerciales intenses, chacun des éléments des deux binômes pouvant difficilement vivre sans l’autre ; Jean-François Troin a, dans les années 1960, démontré la complexité et l’intensité des relations, dans les deux sens, entre Melilla et Nador (Troin, 1967).
Cette situation s’explique par le statut particulier de ces deux villes : transformées en ports francs en 1863, elles bénéficient chacune, depuis 1955, d’une loi sur le régime économique et financier, promulguée par l’Espagne à la veille de l’indépendance du Maroc, qui se traduit par des exemptions de droits de douane et autres impôts pour les marchandises introduites dans la ville. L’étroitesse des deux territoires et l’absence de matières premières n’ont pas permis le développement d’activités agricoles ou industrielles ; de ce fait, des facilités ont été accordées au négoce et la majorité des habitants vivent donc du commerce et des activités tertiaires qui occuperaient environ 76 % de la population active de chacune des deux villes, tout en fournissant 85 % du PIB des enclaves.
L’unique taxe prélevée sur les marchandises introduites dans Ceuta et Melilla est insignifiante pour ce qui est des produits de première nécessité tels que les produits alimentaires. Les deux « bazars » à ciel ouvert que constituent Melilla et Ceuta sont donc orientés surtout vers le marché intérieur marocain, le différentiel de prix générant d’importants flux de marchandises en contrebande vers l’intérieur du pays.
Les relations étroites entre les présides espagnols et la capitale du Rif oriental, Nador, à travers le poste-frontière Bni Ansar, d’un côté, et celles avec le pays Jbala, Tétouan, et le poste-frontière de Fnideq, de l’autre, se traduisent par une présence non négligeable de Marocains dans le secteur commercial des deux villes, par des flux de marchandises, de personnes et de services dans les deux sens et par la densification de réseaux familiaux qui dépassent souvent l’espace frontalier immédiat.
Parmi les Marocains ou Espagnols d’origine marocaine résidant dans la ville, Ana Planet Contreras avait identifié, en 1995, 910 entrepreneurs à Melilla parmi une population d’origine marocaine évaluée à 17 000 personnes. Les activités les plus recherchées par ces investisseurs sont les commerces d’alimentation, de vêtements, de matériaux de construction, de voitures et de tabac et, secondairement, l’hôtellerie, le transport et la réparation. On distingue quatre types de commerçants parmi ces entrepreneurs de Melilla : les grandes maisons d’import-export qui alimentent la ville en articles électroniques en provenance des pays asiatiques, les commerçants qui se spécialisent dans les produits alimentaires de détail, les propriétaires de dépôts installés à proximité de la frontière avec le Maroc et les tenanciers de petits et moyens services comme des restaurants, cafés, etc.
Et, même si la loi en vigueur dans les deux présides ne permet pas aux étrangers d’accéder à la propriété foncière et immobilière, les résidents marocains arrivent à contrôler en amont une partie du commerce avec le Maroc. Jusqu’en 1986, ils faisaient appel à des « hommes de paille » de nationalité espagnole et, lors du lancement par l’Espagne du processus extraordinaire de naturalisation, ils y ont répondu massivement. Par ailleurs, les habitants des deux provinces marocaines limitrophes sont dispensés de visa pour pénétrer sur les territoires des deux villes. À la suite de cette évolution, les deux présides abritent aujourd’hui une forte communauté musulmane permanente – à laquelle il faut ajouter une minorité indienne venue de Gibraltar dès 1905, attirée par les possibilités de commerce qu’offrait le port franc – qui contrôle une grande partie du commerce de gros ou de détail. L’une et l’autre se chargent d’introduire dans l’arrière-pays les marchandises stockées dans les dépôts de l’enclave, tout en approvisionnant celle-ci en produits alimentaires.
Les quantités de marchandises dont regorgent les villes de Nador, de Fnideq ou Tétouan, mais aussi les nombreux Souks Mlilia ou Souks Sebta qui existent dans la plupart des grandes villes du Maroc, ainsi que le va-et-vient frontalier incessant des petits passeurs, montrent que les échanges formels dont rendent compte les statistiques officielles ne constituent qu’une partie infime des transactions entre le Maroc et les deux villes. Les conditions indignes dans lesquelles travaillent les « femmes mulets » [mujeres mulas], ou porteuses de marchandises, ont été très médiatisées récemment.
En plus du trafic visible réalisé avec le Maroc, il faut ajouter des échanges illégaux de contrebande dans le sens contraire, qui ne se limitent pas aux seuls produits alimentaires frais, ni aux seuls produits de contrebande. Ces échanges s’étendent également aux personnes, aux services et au travail régulier sous diverses formes et dans les deux sens. On peut citer les Espagnols de Melilla, contremaîtres de petites unités implantées dans la zone industrielle de Selouane, ou les Marocains de la même ville venant travailler à Bni Ansar, ou ceux de Ceuta qui traversent la frontière pour profiter des plages et des installations touristiques du littoral de Tétouan, ou encore ceux de Melilla qui arrivent en fin de semaine pour pratiquer la chasse dans l’arrière-pays de Nador, effectuer de petites réparations, fréquenter les nombreux petits restaurants ou se livrer à des achats d’articles d’artisanat marocain.
Les binômes Melilla/Bni Ansar et Ceuta/Fnideq se trouvant sur le chemin de la migration vers l’Europe illustrent la complexité de l’imbrication des effets de l’émigration et des retombées de la frontière et du fonctionnement des réseaux familiaux de part et d’autre. De l’analyse de nombreux entretiens réalisés dans le cadre d’une recherche sur la migration et la frontière se dégagent plusieurs types de situations (Berriane, Hopfinger, 1999). C’est ainsi que des liens très étroits peuvent exister entre le projet migratoire et l’activité du commerce parallèle du même individu et déboucher sur une multi-activité quasi généralisée. La pratique de l’activité commerciale, illégale ou légale, peut pousser l’individu à passer au statut d’émigré, ce passage permettant de contrôler l’approvisionnement. À l’inverse, l’émigration internationale et le déplacement entre différents espaces de part et d’autre de la frontière suggèrent l’idée d’ajouter à cette activité celle du commerce, soit par le biais d’une conversion de la même personne, soit par l’implication d’autres membres de la famille. La multi-activité dans la région se conçoit comme le souci de multiplier les mises dans un environnement incertain et de profiter au maximum d’une situation qui risque de ne pas durer.
Ceci aboutit à de véritables entreprises familiales pour lesquelles les espaces frontaliers Nador-Melilla et Fnideq-Ceuta ne sont qu’un maillon dans un espace beaucoup plus large, les doublets urbains constitués de l’enclave et de la ville marocaine limitrophe deviennent alors le centre de gravité d’un espace-frontière qui englobe des villes se trouvant à des centaines, voire des milliers de kilomètres comme Barcelone, Amsterdam, Casablanca et Agadir. Ceci nous amène à nous interroger à travers les cas de ces villes-frontières sur les notions d’espace frontalier et de proximité. Nous avons ici un exemple fort complexe de fonctionnement d’un espace frontalier où le jeu des rapports État central/initiative des acteurs locaux, débouchant sur un type de régulation assez original (l’État tolérant des activités illicites moyennant une paix sociale), se superpose à des processus d’intégration par le bas par l’intermédiaire de réseaux transnationaux au fonctionnement assez inédit (Badie, 1995).