Si le cimetière se fait discret tant dans les études urbaines que dans les villes du Maghreb et du Moyen-Orient, il demeure un lieu majeur des sociétés face à leurs morts. Si leur caractère pérenne, matériel, social et imaginaire est avéré, les cimetières n’en sont pas moins vulnérables et font l’objet de transformations multiples. Ainsi, l’observation des relations entre le cimetière et la ville, tant à Salé (Maroc) qu’au Caire, fait état de ce phénomène global de métamorphoses tout en adoptant des formes sensiblement différentes.
Les cimetières de Salé :
de la proximité médinale à la dispersion métropolitaine
Intimement lié à la fondation de Salé, implanté dans le prolongement immédiat de la médina, tout à la fois dans et hors des remparts, le cimetière originel se constitue en étroite relation avec les pôles religieux emblématiques de la médina (Grande Mosquée, tombes des saints patrons de la ville) et les lieux de centralité urbaine. À cette première phase d’implantation a succédé, à la faveur de l’accélération de la croissance urbaine à partir des années 1960, une multiplication et une dispersion des cimetières. Un nouveau réseau de cimetières, disséminés sur un vaste territoire, se dessine progressivement. Dans les secteurs périurbains, les aires d’inhumation préexistantes près des noyaux ruraux se développent et accueillent peu à peu, autour de petits marabouts, des pierres tombales de plus en plus nombreuses. Sous l’impulsion des habitants, de vastes surfaces de sépultures se forment ainsi à l’image des quartiers non réglementaires qui les jouxtent et deviennent des cimetières qui s’étendent sous la pression de l’expansion urbaine. Ces cimetières, nés en dehors de tout cadre légal sous le double sceau de la nécessité et de la proximité, sont aussi le signe d’une césure entre deux formes d’accès à la ville (légale et illégale). S’ils l’ont accompagnée, les cimetières de Salé ont également été rejoints au cours de la dernière décennie par l’étalement urbain qui menace à présent la coexistence ville/cimetière et les pratiques qui lui sont attachées.
Circonscrire l’espace de la mort
Ainsi, s’il a existé à Salé, par le passé, une forte interrelation entre les deux mondes, vivant et mort, fondée sur des propriétés invariantes (proximité, ouverture, familiarité), face aux transformations profondes produites par le développement urbain, cette coexistence est désormais fragilisée. Ces vingt dernières années, les cimetières sont chahutés par une réalité urbaine qui joue comme une contrainte et pose aujourd’hui la question de leur place en ville.
Ces fragments, longtemps délaissés du tissu urbain, font l’objet, surtout depuis le début de la décennie 1990, d’une attention gestionnaire et d’une volonté politico-administrative d’imposer un ordre urbain : en luttant contre leur aspect « informel », en contrôlant les inhumations, en planifiant et en encadrant leur développement. Pour mieux les contenir, on assiste d’abord à la fermeture des lieux à l’aide de clôtures et de hauts murs et à l’instauration de portes d’entrée et d’accès. Cela entraîne un contrôle des usages de l’espace. Longtemps lieux de passage entre espaces habités et naturels et lieux de refuge pour les exclus du système urbain, les cimetières se referment donc peu à peu.
Ces dispositifs ont été renforcés par la volonté d’organiser et de maîtriser l’espace intérieur fortement saturé du cimetière. Ces interventions visent à une organisation rationalisée et conduisent à substituer à l’ancienne trame, où dominaient la densité, l’étroitesse des chemins, la promiscuité des tombes, une composition « géométrique » de l’espace fondé sur un tracé régulier.
En outre, dans un contexte marqué par une concurrence et une tension entre modes d’occupation du sol, les autorités centrales et locales ont évoqué soit des projets de délocalisation en zone périurbaine, soit des transformations d’usage des cimetières désaffectés en espaces verts et de loisirs au nom de l’inadaptation des cimetières au tissu urbain dense. Ces idées ont toutes été abandonnées.
De surcroît, une mise à distance de certaines formes rituelles se fait jour (les cortèges funéraires se font plus rarement à pied par exemple) à l’instar de réajustements entre les obligations religieuses et les modes de vie urbains en évolution rapide. Il semble en tout premier lieu que le cimetière enregistre un changement profond qui affecte tout à la fois la durée (plus courte) et la fréquence des visites au cimetière le vendredi (plus épisodiques et plus individuelles) et met à l’épreuve le rôle traditionnel que jouaient les femmes dans ce rituel et les sociabilités associées mais de manière différenciée selon les groupes sociaux.
La Cité des morts au Caire :
une configuration singulière de la vie urbaine
Fondée à la fin du VIIe siècle, située sur les bordures sud et est de la vieille ville du Caire, la nécropole bien connue est une entité à part entière de la ville et un lieu unique marqué par une mixité singulière, accueillant des vivants parmi les morts. Ville dans la ville de près de 1 000 ha, composée de trois espaces différenciés, le cimetière a connu des fortunes diverses. Investi par les habitants dès l’époque médiévale, son occupation s’est renforcée au début du XXe siècle et s’est accélérée dans sa seconde moitié. Accueillant des milliers d’habitants, la Cité des morts est constituée de vastes mausolées habités et d’îlots d’habitat précaire à proximité des tombes, mais aussi d’échoppes et de quelques équipements (infrastructures de base, écoles, lignes de transport, etc.) pour partie édifiés par l’État. Phénomène aux causes multiples, mais conséquence majeure de la crise du logement et de la pauvreté, la vaste nécropole habitée est à présent étroitement imbriquée à la ville. Menacé de disparition depuis la fin du XIXe siècle, mais également enjeu de patrimonialisation (portes, murailles, mausolées majeurs), le cimetière demeure une visée de l’aménagement urbain. Ici encore, des projets urbanistiques ont vu le jour, marqués par des velléités de transférer une partie de la nécropole et de ses habitants à l’extérieur de la ville, et de le remplacer par un parc associé à des projets touristiques ou immobiliers. Si ces tentatives de déménagement sont restées vaines jusqu’à présent, il n’en demeure pas moins que les habitants sont menacés d’expulsion d’un territoire considéré comme stratégique pour le développement du Grand Caire.
À Salé comme au Caire, la période actuelle est marquée, avec des formes et des intensités différentes, par une reformulation des bases de l’échange entre ville et cimetière. Ainsi, au même titre que d’autres espaces, le cimetière est partie prenante des recompositions de l’espace urbain, en crise d’adaptation au Caire comme à Salé.