À partir des années 1990, concomitamment à d’autres travaux sur l’Afrique subsaharienne (Gervais-Lambony, 2001), les études sur les villes du Maghreb et du Moyen-Orient ont participé à asseoir la notion de citadinité, fondée sur les pratiques et représentations des habitants et leur donnant la parole, y compris aux plus pauvres ou à ceux d’origine rurale, généralement essentialisés dans leur « ruralité » (Lussault, Signoles, 1996).
Cette approche oriente la réflexion sur les relations que les habitants entretiennent avec la ville : la « citadinité » (ou « urbanité » selon les auteurs) est entendue comme une relation dialectique entre les individus et groupes et les espaces urbains, à différentes échelles (logement, voisinage, quartier, centre-ville, métropole) et dans différents espaces (quartiers centraux, périphériques, planifiés, non réglementaires, riches, populaires, etc.). Cette approche prend le contrepied des discours officiels (politiques, médias, professionnels de l’aménagement), mais aussi scientifiques qui stigmatisent les habitants pauvres et issus de l’exode rural en les considérant comme les principaux responsables des dysfonctionnements de la ville : urbanisation dite « anarchique », « sous-intégrée », « spontanée », gourbification, ruralisation de la ville, économie informelle, souterraine… Simultanément, elle se structure autour de la question des appropriations spatiales et des territorialités citadines de manière à cerner les transformations des modes d’habiter en ville (Navez-Bouchanine, 1991b ; Depaule, 1999) et reconnaît qu’un habitant est doté de compétences (Berry-Chikhaoui, Deboulet, 2000). Celui-ci, y compris dans ses pratiques ordinaires, est bien co-acteur de la ville qui ne constitue en aucun cas un système fermé et figé dans le temps, extérieur aux habitants, mais se transforme dans sa matérialité et ses significations en interaction avec eux. En 2003, la notion de citadinité entre dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés : à l’instar de l’approche proposée par les études urbaines au Maghreb et au Moyen-Orient, elle renvoie aux pratiques et représentations des individus et des groupes, appréhendés comme des acteurs sociaux, et exprime « une relation dynamique entre un acteur individuel (individuel au premier chef mais aussi collectif) et l’objet urbain. […] La citadinité constitue un ensemble – très complexe et évolutif – de représentations nourrissant des pratiques spatiales, celles-ci en retour, par réflexivité, contribuant à modifier celles-là. » (Lévy, Lussault, 2003, p. 160)
Penser la citadinité
dans sa dimension plurielle et dynamique
Définie comme relation dialectique, la citadinité est plurielle et dynamique : il y a différentes manières d’être citadin et chacune des citadinités est unique et évolutive. La citadinité renvoie à un individu et à ses expériences propres de la ville, aux apprentissages qu’il en fait, aux sens qu’il donne aux espaces urbains à travers ses pratiques, ses représentations, ses attentes, voire sa résistance à l’ordre dominant (Berry-Chikhaoui, 1994). Si ces citadinités sont à la fois singulières et multiples, elles s’inscrivent toutefois dans des modèles socio-culturels et observent ainsi des régularités au sein des appartenances collectives.
Cette approche permet en premier lieu de se dégager d’une définition normative de la citadinité qui se référerait à une forme datée (Berry-Chikhaoui, 2009). L’enjeu est majeur pour l’analyse de villes pluriséculaires confrontées à des croissances brutales sous la pression des exodes ruraux. La rupture liée à l’urbanisation accélérée des années 1970 y a été théorisée à travers l’opposition, d’une part, des notions de cité, de citadin, de société citadine, de citadinité, renvoyant à l’ordre ancien de la « cité », et, d’autre part, celles d’urbanisation, d’urbain, de société urbaine, généralement associées à l’idée de « ruralisation » de la ville. Cette distinction insiste sur le fait que l’on est (naît) citadin quand on appartient à une famille ancrée dans la cité, tandis que les autres habitants, identifiés par leur origine rurale et la nouveauté de leur installation en ville, ne le seraient pas. Cette opposition s’enracine dans un système de construction identitaire et de représentation de l’altérité relatif à des cités pluriséculaires, bousculées par des vagues migratoires et abritant d’anciennes familles citadines. En essentialisant le citadin, elle confond catégories d’acteurs et catégories d’analyse et occulte les manières plurielles « d’être de la ville et dans la ville » (Sidi Boumedine, 1996). Aussi, la notion d’appropriation apparaît-elle fondamentale dans la compréhension de la citadinité parce qu’elle substitue « une réalité en train de se faire à un contenu fixé et pris comme étalon » (Navez-Bouchanine, 1996, p. 104).
En second lieu, cette acception permet de se dégager d’une approche par « degrés de citadinisation », telle qu’elle a été théorisée par certains auteurs (Gervais-Lambony, 2001, p. 104) : les individus seraient plus ou moins citadins sur une échelle de la citadinité dont les critères seraient à expliciter. Le principe d’un rapport actif et interactif entre ville et habitants remet en cause celle d’une graduation de la citadinité qui demeure plus ou moins prégnante dans la manière dont la notion de citadinité est convoquée. Dans ce cas, l’une des façons de rendre compte de cette graduation a été l’utilisation du terme « néo-citadin ». Certes, ce qualificatif a marqué une avancée par rapport à une vision duale de la ville fondée sur l’opposition citadin/migrant, mais il minimise la relation dialectique entre individu, groupe et espace urbain. À partir de quel moment devient-on citadin ou acquiert-on les qualités de citadin ? Quels sont les critères valides pour définir ce moment, qui les définit et à partir de quel modèle de citadinité – au risque de l’écueil d’une définition normative de la citadinité ? La ville ne modèle-t-elle pas le citadin autant qu’il participe lui-même à la fabrique urbaine ?
La citadinité n’est pas seulement « une forme d’inscription à la fois dans l’espace et le social urbains » (Gervais-Lambony, 2001, p. 105), elle renvoie à des pratiques et des représentations « organisatrices » (De Certeau, 1990) qui construisent la ville ordinaire, ses usages et ses significations. La ville, en retour, produit le citadin à travers ses usages et ses héritages. La relation n’est donc pas à sens unique et la citadinité renvoie bien à un processus de co-construction. Aussi, ce qui paraît important, c’est bien d’interroger les transformations, l’actualisation et le renouvellement des pratiques et des représentations à partir des héritages, les recompositions territoriales, les effets de contact entre populations de différentes origines, catégories sociales, etc., à travers une analyse des compétences mobilisées ou actualisées et des métissages.
Penser la citadinité contestataire
des habitants en situation d’exclusion
En se focalisant sur les interactions entre les citadins et l’espace urbain, certains travaux sur les villes du monde arabe ont insisté, dès les années 1990, sur la crise que représentait non pas la citadinité, mais le rythme de croissance de la ville et sa difficile maîtrise par la puissance publique ainsi que les fortes inégalités dans l’accès au logement, dans la répartition des équipements publics, des services urbains et dans l’offre étatique de gestion. Ces travaux empruntent à Henri Lefebvre (1968) la notion de « droit à la ville » pour rendre compte des revendications des habitants qui expriment la volonté de vivre dans un « quartier achevé, intégré, urbanisé » et légalisé (Navez-Bouchanine, 1991b, p. 103). Dans les quartiers dits « informels », les habitants, à l’épreuve de l’illégalité, de l’insécurité foncière ou de la précarité résidentielle, s’organisent collectivement. Ils tentent ainsi d’améliorer leurs conditions de vie et, en premier lieu, leur logement en adéquation avec leurs besoins et leurs façons d’habiter – ajustements également observables dans les quartiers populaires planifiés. Dans certains cas, comme celui des habitants des bidonvilles, les mobilisations peuvent être silencieuses et atomisées, parce que leur « réussite dépend de l’aptitude à progresser “à pas feutrés” et le plus souvent individuellement pour contourner l’interdit et s’ancrer à la ville » (Vairel, Zaki, 2007). D’autres travaux focalisent leur attention sur des luttes contre les politiques urbaines (grands projets urbains, infrastructures de transport, restructuration de bidonvilles, etc.) lorsque celles-ci déstabilisent et fragilisent les existences matérielles, sociales et les relations d’intimité aux lieux. C’est le cas, notamment, des luttes face à des politiques intrusives et menaçantes, liées à des enjeux d’internationalisation de la ville et de compétition urbaine à l’échelle mondiale qui évincent les habitants de leurs lieux de vie et les déplacent en grande périphérie (Berry-Chikhaoui, 2012). La problématique du « droit à la ville » émerge ainsi de travaux qui questionnent les formes de résistance, des plus silencieuses aux plus visibles, pour « la conquête de droits urbains élémentaires » (Deboulet, 1996) et pour faire valoir des manières d’habiter et de travailler en ville. Les revendications, les pratiques de résistances et les luttes collectives face à des situations de forte inégalité ou d’injustice constituent une forme de participation politique à la vie de la cité.
Le lien entre citadinité et citoyenneté est certain, notamment parce que leur étymologie est proche et, dans certains contextes, le pas de l’une à l’autre peut être franchi. Plusieurs travaux le montrent bien pour les villes du Maghreb et du Moyen-Orient où l’on a pu observer non seulement des formes de résistance silencieuse à un ordre inégalitaire mais aussi des mobilisations collectives pré-révolutionnaires. Du côté des dominés, la citadinité est donc bien contestataire et peut nourrir des oppositions vivement exprimées à l’ordre urbain dominant, avec plus ou moins de violence, et plus ou moins réprimées (Erdi, 2016 ; Florin, 2016).
La dissociation des figures du citadin et du citoyen dans la langue française courante et savante contribue certainement à occulter les articulations entre citadinité et citoyenneté et, ce faisant, à effacer la dimension politique de la citadinité. Cette dissociation explique sans doute l’émergence récente de la notion de « citoyenneté urbaine » dans le champ des études urbaines françaises. Cette notion rejoint en fin de compte celle d’une citadinité active et contestataire, en permettant de dépasser la disjonction entre la figure du citadin et celle du citoyen. L’articulation peut être abordée sous deux angles. Tout d’abord, la citadinité (les manières d’habiter, les attentes vis-à-vis du devenir de la ville, etc.) est un motif d’engagement dans l’espace public, qu’il s’agisse de revendiquer une égalité des droits urbains, de faire reconnaître une manière d’être citadin et une présence dans la ville, ou encore de se battre pour participer à la conception de l’aménagement urbain. Puis, à travers les occupations différentielles de l’espace urbain pour contester, les engagements viennent à leur tour qualifier l’espace citadin en lui conférant une dimension politique et symbolique nouvelle ou renouvelée (Combes et al., 2015), tout en s’appuyant sur les lieux et les temps du quotidien et de l’ordinaire citadins.