Le commerce transnational fonde son dynamisme sur les différences de profit créées par les frontières. Il ne diffère pas fondamentalement de l’activité des multinationales, si ce n’est qu’il émerge « par le bas » et que ses activités sont souvent informelles. Cette économie, en jouant sur les avantages différentiels (taux de change, taxes douanières) et en s’adaptant aux aléas des marchés et des règles fiscales des États, alimente massivement les marchés, eux-mêmes structurés en différents niveaux de desserte (gros, demi-gros et détail). Cette économie s’appuie sur des réseaux qui se tissent depuis la Chine jusque dans des marchés qui trament l’ensemble des pays du Maghreb et du Moyen-Orient. Économie dynamique, mais peu formalisée et souvent mal chiffrée, elle est fréquemment assimilée à l’économie informelle alors qu’elle participe pleinement à l’intégration de régions marginales au sein des échanges commerciaux planétaires et à la mobilisation d’une multitude d’acteurs, professionnels et occasionnels.
Une nouvelle dynamique commerciale
liée à la mondialisation
Avec l’essor, depuis la fin des années 1980, d’un marché de consommation de biens quotidiens, faisant entrer les pays du Maghreb et du Moyen-Orient dans la sphère de la consommation de masse, est apparu un nouveau type de pratiques commerciales. Produit d’une « mondialisation par le bas » (Portes, 1999) et dans le sillage de la globalisation de l’économie capitaliste, s’est développé un commerce transnational transformant les souks urbains et ruraux en marchés de biens de consommation courante mondialisés [small commodities], se traduisant par la prolifération dans les villes de boutiques et magasins de produits importés et par la diffusion de ces produits dans des espaces commerciaux d’un genre nouveau, les malls et les centres commerciaux. Cet essor des activités commerciales est le résultat d’un double processus. D’une part, celui d’une demande de plus en plus forte des classes moyennes et populaires urbaines des pays du Maghreb et du Moyen-Orient, marché que des firmes multinationales ont délaissé car considéré comme non rentable économiquement (Choplin, Pliez, 2018). D’autre part, celui de la mise en place d’un système d’approvisionnement particulièrement original, permettant une émancipation des filières marchandes du cadre post-colonial dans lequel elles étaient inscrites, souvent en relation avec leurs communautés émigrées, et rendant possible la recherche de nouvelles alternatives d’approvisionnement (Belguidoum, Pliez, 2015). Avec ses 100 millions d’habitants et un pouvoir d’achat en progression constante, le Maghreb est un lieu privilégié où l’on peut observer les formes de déploiement de cette économie transnationale des biens de consommation. Dans ces pays, où les deux tiers de la population sont urbanisés, les modes de consommation ont profondément évolué sans pour autant que la production industrielle locale permette de satisfaire une demande multiforme : biens à la personne (habillement, linge de maison, tissus, cosmétique, chaussures, jouets, téléphonie, etc.), biens de la maison (meubles, articles de maison, droguerie, etc.) et tous les menus objets du quotidien.
Du « commerce à la valise »
au « commerce du container »,
la nouvelle route de la soie
Dans un premier temps, l’économie transnationale s’est appuyée sur le « commerce à la valise » [trabendo] pour répondre à une demande en plein essor. Celui-ci, sans pour autant disparaître, va céder la place, dans les années 1990, au « commerce du container » (Peraldi, 2001). Les filières d’approvisionnement se professionnalisent rapidement, animées par des entrepreneurs particulièrement actifs, créant des comptoirs le long d’une route qui remontera à partir de la décennie 2000 jusqu’à la Chine (Belguidoum, Pliez, 2015). Durant les trois dernières décennies, ces activités de négoce et de colportage à rayonnement international se sont massifiées en termes de volumes de marchandises importées, avec le passage au container, mais aussi diversifiées en termes de places marchandes d’approvisionnement avec la montée en puissance d’Istanbul, de Dubaï, puis de la Chine. Une route commerciale globale, reliant places et comptoirs marchands, s’est construite, donnant lieu à un modèle de marché urbain transnational connectant différentes métropoles, villes et bourgades disséminées au Maghreb le long des routes d’approvisionnement. Ces marchés urbains émergent comme des espaces-clés au sein d’architectures réticulaires transnationales relevant de formes de globalisation discrètes et labiles, c’est-à-dire dotées d’une capacité d’adaptation très rapide aux évolutions des marchés et des réglementations douanières. Entre les grands comptoirs d’approvisionnement chinois en amont et les marchés émergents régionaux et locaux, les ramifications de ces routes, les places marchandes qu’elles relient et la pluralité des acteurs qui les animent sont multiples. Vues d’Algérie, par exemple, deux routes se dessinent en parallèle tout en étant intimement reliées par de nombreuses connexions. L’une, transnationale, remonte jusqu’à la Chine, en passant par Istanbul et Dubaï. L’autre, nationale, traverse les hauts plateaux de l’Est algérien, région pionnière dans le développement des marchés d’importation et irrigue toute l’Algérie, jusqu’à la Tunisie. En Algérie, comme au Maroc ou en Tunisie, le réseau des marchés où sont écoulés les produits importés se hiérarchise et se spécialise au rythme des mutations des routes d’approvisionnement. El Eulma – entre Constantine et Sétif – et son Souk Dubaï de près de 3 000 importateurs, Derb Omar à Casablanca, Souk Boumendil à Tunis, le Mûskî au Caire, sont devenus les places emblématiques de ce commerce transnational. En complément à cette économie du container, les navettes entre les pays du Maghreb et ses communautés transnationales en Europe renouvellent sans cesse flux et pratiques du commerce au cabas qui fonctionne comme approvisionnement d’appoint de la demande locale.
Nouvelles ambiances urbaines :
marchés populaires, rues commerçantes et malls
Les implications de ce commerce sur les villes sont considérables. De grands marchés urbains et périurbains se constituent, reconfigurant leurs structures internes par la création de rues marchandes et de quartiers commerciaux. Il n’est pas une ville, grande ou petite, qui, aujourd’hui, ne soit dotée de son marché de produits d’importation. D’abord confinés à la périphérie et souvent de manière « informelle », ces marchés du commerce transnational vont progressivement s’introduire dans les tissus urbains, s’installant dans les quartiers péricentraux, les anciens faubourgs coloniaux et les quartiers nouvellement urbanisés, créant de nouveaux territoires mondialisés de la consommation, accueillant quotidiennement la foule des consommateurs. L’apparition des malls (appellation qui l’emporte au Maghreb et au Moyen-Orient plutôt que celle de centres commerciaux) symbolise l’entrée de ces régions dans la sphère de la consommation mondialisée (Harroud, 2015).