Communautés

Le terme « communauté » recouvre des réalités parfois contradictoires et renvoie à un champ sémantique vaste : de la nation à la secte, la communauté évoque une forte dépendance mutuelle. Dans le contexte du monde islamique, il faudrait opérer des distinctions et parler de communautés ethniques ou religieuses (ou confessionnelles). En effet, historiquement, le mot « communauté » a un sens avant tout juridique, puisqu’il renvoie au statut des minorités religieuses non musulmanes dans le califat dominé par les Turcs. En Orient, à l’époque ottomane, le terme « millet » servait « à désigner les diverses communautés chrétiennes et juives dûment reconnues par la Sublime Porte et ayant à leur tête un patriarcat ou un rabbinat qui gère les affaires communautaires » (Corm, 1994). Ainsi, dans son origine arabe, le mot « millet » réfère à la communauté religieuse, mais non point à la communauté ethnique [qua’wm].

Remontant à plus loin encore, au début de la période islamique, le mot « dhimmi » qualifie un citoyen non musulman vivant en terre d’Islam, mais issu d’une minorité religieuse monothéiste reconnue par le Coran (les minorités issues du chiisme comme les Alaouites, Druzes, Ismaéliens, etc., en sont exclues). Il s’agit d’un terme d’exégèse coranique repris dans le droit musulman, désignant essentiellement les communautés juives et chrétiennes ayant fait soumission aux conquérants musulmans et astreints de ce fait à un impôt de capitation.

Cette distinction juridique a conduit, en fonction des époques, à des formes plus ou moins prononcées de ségrégation des communautés non musulmanes en terre d’Islam, que ce soit du point de vue socio-politique, économique ou spatial. Pour les « Gens du Livre » [Ahl el-Kitâb], juifs et chrétiens surtout, la cohabitation avec les musulmans était donc codifiée, normée et légalement reconnue à l’inverse des autres communautés considérées comme infidèles ou mécréantes [kafir] et qui vivaient en marge de la société dominante. Les frontières qui séparent les groupes communautaires sont généralement de plusieurs ordres : issues de processus de construction identitaire propre à chaque communauté, on les retrouve parfois bien marquées dans l’organisation et l’appropriation de l’espace. Mais elles peuvent, en fonction des périodes, aussi s’affirmer tant dans la sphère politique qu’économique.

Communautés et identité

Au Moyen-Orient, les communautés reposent sur une conception confessionnelle de la société (même si le cas des Kurdes est à part). Elles définissent des groupes sociaux liés par une unité de croyance et de rites religieux ; c’est donc leur construit culturel, composant essentiel de leur identité, qui est à la base de la structuration communautaire. « Ces communautés historiquement constituées ont leurs appareils religieux propres », notait justement B. Labaki (1988). Cependant, dans ses écrits, l’anthropologue F. Barth (1969), qui a travaillé sur la notion d’ethnie, pense que l’identité des groupes ethniques n’est pas déterminée une bonne fois pour toutes par les cultures, mais par les frontières sociales qui les séparent d’autres groupes. La contribution de F. Barth apporte beaucoup à la compréhension de la notion : à ses yeux, la culture d’un groupe peut présenter des variations importantes et se transformer dans le temps, mais elle n’affecte pas l’identité ethnique aussi longtemps que le groupe demeure capable de maintenir une frontière claire entre lui-même et son environnement. Dans la perspective de F. Barth, le maintien d’une frontière sociale, plus qu’un contenu culturel spécifique, serait le socle du groupe ethnique.

Qu’en est-il pour les communautés religieuses du Moyen-Orient et la dimension culturelle ne pourrait-elle pas constituer, en soi, une frontière ? Dans les pays du Moyen-Orient, « la conscience de l’identité ethnique peut, selon les circonstances, être remplacée par la conscience de l’appartenance à une même communauté religieuse », écrit très justement M. Van Bruinessen (1994). Si les communautés religieuses moyen-orientales partagent entre elles des traits culturels communs, elles possèdent également des traits spécifiques, qui proviennent presque toujours de leurs pratiques religieuses. Et c’est précisément sur la non-conformité à l’orthodoxie musulmane (les hétérodoxes) ou le fait d’appartenir à une autre religion du Livre que l’islam (juifs, chrétiens), que les communautés confessionnelles minoritaires se sont démarquées et construites. La conscience d’une commune identité, d’une solidarité interne et le sens de l’appartenance au groupe caractérisent d’ailleurs parfaitement les communautés de la région. Les différences religieuses sont donc susceptibles de constituer un facteur important de différenciation sociale, générant des frontières entre groupes communautaires. C’est précisément le cas des Druzes, des Ismaéliens, des Yézidis, des Alévis, des Alaouites, etc., qui occupent, en tant que groupes religieux hétérodoxes, une place tout à fait à part parmi les Arabes ou les Kurdes majoritairement musulmans sunnites.

Fonctionnement des communautés minoritaires hétérodoxes

L’importance du sentiment commun d’appartenance provient d’un ensemble de croyances partagées qui forgent l’identité collective de la communauté. Il existe donc un système religieux à part entière pour chaque communauté religieuse qui constitue autant de frontières nettes le distinguant du reste de la société. Et cela a eu, et a toujours, en période de conflit, des conséquences directes sur l’organisation socio-spatiale des communautés confessionnelles minoritaires : repli, fermeture, culte du secret et dissimulation. En découle généralement une forte endogamie intracommunautaire, par le biais des alliances matrimoniales, qui fait de la communauté confessionnelle un véritable réseau de parenté.

Chez les Alaouites, les Yézidis ou les Druzes, ce principe de frontière entre le groupe et l’extérieur est poussé à son paroxysme puisqu’aucune conversion n’est possible. Dès lors, nul, qui ne serait pas né de père et de mère issu de la communauté, ne pourrait l’intégrer. C’est sur ce fondement (la naissance et le sang) que sont délimitées, de façon stricte, ces communautés, ce qui produit ainsi une rupture nette avec l’« extérieur ». Dorénavant, « on ne devient pas Druze par conversion : on naît Druze ! » écrivait L. Périllier (1986). La reproduction de ces communautés est assurée par la métempsycose. C’est elle qui permet son renouvellement tout en conservant intactes les frontières sociales communautaires : la transmigration des âmes n’a lieu, dans cette conception, qu’exclusivement entre des corps humains appartenant à la même communauté.

La pratique du mariage endogame est une conséquence obligatoire de cette construction communautaire destinée à la préservation du dogme religieux et d’une communauté de sang. Le groupe fonctionne ainsi en vase clos, fermé par des barrières socio-religieuses que ne peuvent transgresser d’autres groupes de confessions différentes. Le principe de la pureté du sang, commun à l’intérieur de la famille dans les sociétés arabes à système clanique, atteint ici une autre dimension. En effet, c’est l’ensemble de la communauté qui devient alors potentiellement le clan familial, renforçant le sentiment d’appartenance unissant les membres du groupe. Les intermariages, doublés de la croyance en la métempsycose intracommunautaire, dessinent un cadre socio-culturel où chaque membre de la communauté a été, ou sera potentiellement, membre de la famille d’un autre, au sens physique du terme.

Fondée sur un principe similaire de protection et de barrières sociales, la religion est généralement gardée secrète par des membres initiés. Seuls les cheikhs constituent les garants de l’identité religieuse pour l’ensemble de la communauté. Cette division fondamentale au sein même de la communauté constitue une seconde défense. Ainsi, ces pratiques sont-elles devenues l’apanage des religions initiatiques tenues secrètes, placées entre les mains d’une élite initiée à l’intérieur même de l’enveloppe communautaire, pourtant déjà scrupuleusement définie par les pratiques et les croyances précédemment mentionnées.

Le rapport de proximité avec les autres religions est marqué par le principe de la dissimulation [taqqiya]. Cette pratique, vivement conseillée par la doctrine religieuse et outil de sectes toujours minoritaires en terre d’Islam, trouve sa justification dans un environnement politico-religieux hostile : celui de la domination de l’orthodoxie islamique qui chercha longtemps à éradiquer ce qu’elle considère avant tout comme une hérésie. Cet art de masquer ses croyances a permis aux minoritaires de se protéger tout au long de leur histoire mouvementée, surtout dans les zones de mixité comme les villes et particulièrement en période de tensions communautaires. D’ailleurs, l’implantation en ville des minorités hétérodoxes (hors juifs et chrétiens) demeure relativement récente. Avant l’époque des mandats, elles en étaient généralement exclues, interdites.

Territoires et espaces communautaires

Au Moyen-Orient et au Maghreb, il peut y avoir un lien fort entre une identité communautaire et un espace géographique bien défini. Que ce soit en ville (quartier chrétien, quartier juif – nommé mellah au Maghreb –, quartier arménien d’Ispahan en Iran, etc.) ou dans les zones rurales (montagnes maronite, druze, alaouite ou yézidie, montagnes de la Kabylie, Berbères de l’Atlas marocain, îlots berbères ibadites du Djebel Nefoussa en Libye, du Mzab en Algérie, ou de Djerba en Tunisie), les communautés ont parfois imprimé leur identité à un espace en le territorialisant. L’implantation géographique de certaines minorités reflète l’expression de leurs stratégies passées : le repli dans des montagnes refuges a été un temps un moyen d’adaptation des communautés hétérodoxes obligées de vivre dans des territoires dominés par un pouvoir central politique et religieux sunnite.

Dans de rares cas, l’implantation géographique d’une communauté est particulièrement homogène ; on parle alors de communautés compactes (Hourani, 1947). Mais l’existence de lignes de discontinuité nette entre les groupes, fruit d’un système relationnel clos, n’est pas généralisée. Spatialement, les communautés ne sont pas toujours clairement délimitées à l’échelle régionale mais forment une mosaïque sur un même territoire. Autrement dit, les membres d’une même communauté, tout en étant regroupés et concentrés en certains lieux (généralement dans des localités identifiées de type village ou bourgade), ne forment pas des territoires homogènes, mais plutôt un archipel de plusieurs noyaux. Les mouvements migratoires anciens (fuyant les persécutions) ont, de plus, largement contribué à renforcer cette tendance.

Pourtant, si la communauté apparaît comme pouvant être liée par le sang (sorte de filiation construite par les croyances et à l’origine de l’endogamie), elle l’est aussi par le sol. Il n’est pas rare d’identifier une communauté à son territoire, car l’identité territoriale est également importante dans la formation de l’identité communautaire, le système de croyance n’étant pas le seul critère de l’élaboration identitaire. Dans ce cas, cette dynamique renvoie à un processus historique de construction d’un territoire propre, également produit par les mythes fondateurs du territoire et la fabrication de hauts lieux identitaires où héros et grandes batailles constituent généralement les étapes de cohésion communautaire. C’est au sein de ce territoire que se déploient les marqueurs identitaires, signes de différenciation entre les membres d’une communauté et les autres. Ce rapport à l’altérité est essentiel car il permet à la communauté de se maintenir et d’exister à travers des lieux de reconnaissance communautaire.

Hors des territoires historiques appropriés (tel quartier, telle vallée, telle montagne), la cohésion communautaire fonctionne aussi comme un dispositif de solidarité. La multiplication des ancrages extérieurs crée, au fil du temps, un espace plus large de déploiement des réseaux communautaires : les migrations internes et internationales favorisent la mise en place de ces réseaux lointains, jusqu’à former une diaspora. La communauté confessionnelle dessine alors un espace communautaire qui n’est presque jamais continu, mais qui fonctionne en réseau, reproduisant à l’échelle mondiale un fonctionnement déjà utilisé localement pour pallier l’éclatement.

L’espace communautaire ainsi constitué doit donc être compris comme étant l’aire d’extension des pratiques socio-spatiales des membres d’une communauté, à condition que ces pratiques reposent sur des ressources propres à ladite communauté : l’entraide y est déterminante.

 

Auteur·e·s

Roussel Cyril, géographe, Centre national de la recherche scientifique


Citer la notice

Roussel Cyril, « Communautés », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/communautes/