Dans une acception étendue, la notion de culture urbaine recouvre différentes réalités de la formation et de la dynamique des groupes dans la ville, mais c’est en tant qu’elle désigne, dans un emploi plus restreint, les rapports entre actions artistiques et espaces urbains qu’elle est brièvement approchée ici. Il s’agit, dès lors, de cultures définies par la relation structurante qu’elles entretiennent avec les modes de vie urbains. Elles se déploient en lien avec des organisations et identifications citadines qu’elles contribuent à façonner. Parmi d’autres, trois processus permettent de les rassembler malgré la très grande hétérogénéité de leurs formes et contenus esthétiques au sein des villes du Maghreb et du Machrek à l’époque contemporaine : l’urbanisation et la relation aux espaces publics, les mobilisations politiques et les innovations technologiques.
Urbanisation et espaces publics
Différentes pratiques artistiques, ressortissant aux cultures urbaines contemporaines, musiques, graffiti et arts de la rue en général, apparaissent dans les grandes villes de l’espace arabe à la faveur des processus d’urbanisation prenant place au XXe siècle. Dans les villes algériennes, le raï se répand, à partir des années 1980, dans le prolongement des musiques des cheikhs et cheikhât (à l’instar de Cheikha Remiti), qui avaient commencé à transposer en ville des répertoires des folklores villageois dès les années 1960 (Mezouane, 2018). Au Caire, au cours de la décennie 1960, les zones rurales touchées par une démographie en très forte expansion ne peuvent plus absorber les nouvelles générations et l’urbanisation devient un phénomène national qui touche en premier lieu la capitale. Le mawwâl, poésie chantée d’origine rurale, est alors transformé par le tamis urbain en chanson construite sur des formats courts à base d’instruments amplifiés – dont l’orgue électronique [urg] qui devient indispensable aux musiques d’animation festive (fêtes de mariage notamment) au Maghreb comme au Machrek. Cette musique urbaine, parfois qualifiée de « populaire » [shaabi], est jouée sur les estrades des fêtes de mariage et largement diffusée grâce à l’essor du marché des cassettes audio. Les chansons sont une émanation des quartiers cairotes en expansion, les paroles ancrées dans le quotidien, et parfois revêtues de connotations sexuelles ou métaphoriques comme dans la chanson Ad-dunia zahma qui, à travers le thème des encombrements du trafic dans la ville, exprime les difficultés de la vie.
Les villes grandissent et se transforment. De Casablanca à Beyrouth, des artistes saisissent le terreau urbain comme support d’expressivité. Des formes contemporaines de graffiti investissent ainsi les villes arabes en lien avec des modes d’appropriations générationnelles de l’espace public. À Alger, les graffiti dessinent un espace de revendication socio-politique, de compétitions urbaines et d’affirmations territoriales, comme dans le quartier du Ruisseau à l’est de la ville ou la rue Zighout Youcef au centre d’Alger (Ouaras, 2015). Le Maroc est, quant à lui, une terre d’accueil pour les arts de la rue, ce dont témoignent l’activité et la longévité d’Awaln’Art qui propose de nombreux spectacles dans les villes du royaume et à l’étranger. Au départ festival des arts de la rue créé en 2007 à Marrakech, Awaln’Art est aujourd’hui une plate-forme de création et de résidence des arts de la rue. Bien qu’encore très encadrées, comme les restrictions imposées aux musiciens de rue au Maroc en témoignent, ces initiatives artistiques contribuent à modifier la relation aux espaces publics dont l’accessibilité et les usages sont l’objet de tensions sociales en parallèle avec des phénomènes de marchandisation des villes et d’évolutions politiques et morales. Cette relation reflète dans les pays du Maghreb un « désir de ville et d’urbanité […] profondément ancré dans les mentalités » (Navez-Bouchanine, 2005).
Mobilisations politiques
En Égypte, les mobilisations politiques ayant conduit à la révolution du 25 janvier 2011, qui se prolonge jusqu’à l’arrivée au pouvoir du maréchal Al-Sissi en juillet 2013, se traduisent par des formes d’occupations visuelles de la ville. Ainsi les graffiti et fresques murales prennent possession des murs au Caire, notamment dans la zone de la place Tahrîr et l’avenue Mohamed Mahmoud, en relation avec l’émergence d’une « culture publique de la protestation » (Abaza, 2013).
Dans les camps de réfugiés palestiniens au Proche-Orient, les graffiti sont assujettis depuis la première intifada en particulier à un rôle politique au travers, notamment, de la représentation de figures iconiques à l’instar du personnage de Hanzala, enfant palestinien en guenilles qui jette sur l’injustice du monde son regard acéré et symbolise la résistance et la résilience palestiniennes. Au Liban, la pratique du graff se diffuse assez largement et après avoir marqué les territoires de motifs politiques et/ou religieux durant la guerre civile, les artistes explorent désormais de multiples voies articulant esthétique et critique sociale. Pour partie, le graff s’insère dans un mouvement hip-hop avec la danse et la musique. Ainsi, au début des années 1990 à Alger et Oran, le rap apparaît comme un mouvement culturel fortement territorialisé dans la ville, au croisement des évolutions artistiques, politiques et technologiques. Au Maghreb, au Liban ou en Palestine, il supporte des nouvelles formes de subjectivités politiques et constitue un puissant vecteur de messages politiques et sociaux combinant dimensions festive et esthétique de la protestation. La propension de ce genre artistique dans son versant le plus politisé à restituer une parole inédite, restée jusqu’alors indicible – par exemple la situation des réfugiés palestiniens au Liban abordée dans l’album Bienvenue dans les camps (Incognito, 2008) du groupe Katibé Khamsé originaire du camp de Burj al-Barajneh –, explique que son audience s’étende à de nouveaux publics devenus très attentifs à ses messages. De la sorte, cette musique universelle est appropriée localement, adaptée et mise au service d’un discours de l’ici et du maintenant, par lequel les rappeurs entendent dénoncer la situation économique, sociale et politique prévalant dans leur pays, leur ville et leur quartier.
Innovations technologiques
En Égypte, les musiques électroniques suivent deux voies parallèles dont on peut faire l’hypothèse qu’elles résultent des caractéristiques sociales et économiques des musiciens qui les empruntent. D’un côté, des musiciens et compositeurs de musique électronique plutôt élitistes, à l’instar de Mohamed Ragab (Machine Eat Man) et des artistes expérimentaux brodent à partir des matières visuelles et sonores des œuvres, lesquelles, pour une partie d’entre elles, ressortissent de l’art contemporain. Ils se produisent principalement dans le centre-ville et dans les quartiers huppés de la capitale. D’un autre côté, du terreau des fêtes de mariage émerge une nouvelle génération de DJ qui, à partir de leur activité de mixage de chansons à la mode, élaborent progressivement une forme musicale inédite : le mahragan [festival]. Ce genre se développe depuis deux foyers : les quartiers de Matariyya et de Medinat as-Salem, situés au nord du Grand Caire. À l’instar des autres musiques électroniques, et à peu près en même temps que le rap au Proche-Orient (Palestine, Liban), le mahragan prend son essor à la faveur de la diffusion des ordinateurs bon marché auxquels sont adjoints de robustes cartes son, des technologies de compression numérique du son (MP3) et des logiciels audionumériques. Le mahragan se distingue par un travail spécifique sur le son. Le principal effet sonore repérable est l’utilisation de l’Auto-Tune, un filtre de traitement de la voix qui confère au courant une part de son identité musicale, mais constitue également le prisme dont ses détracteurs s’emparent pour en dénoncer l’inanité musicologique et, en filigrane, l’illégitimité sociale et culturelle. Les musiciens de mahragan insistent, quant à eux, sur leur ancrage territorial et n’ont de cesse d’affirmer leur attachement à leur quartier d’origine, tout en investissant massivement les réseaux sociaux. Cette mise en avant du quartier n’est pas surprenante dans une ville où cette échelle territoriale est un support d’appartenance toujours renouvelé et actualisé dans les différentes fêtes urbaines. Comme les genres musicaux plus anciens, le mahragan se déploie à la surface de la ville par l’intermédiaire des petits transports privés. Dans les années 2000, le style musical urbain incarné par la vedette controversée Shaaban Abdel Rehim était qualifié de « musique de microbus » dans les médias égyptiens ; de nos jours, le mahragan est mis en relation avec les rickshaws [touk-touk], les triporteurs importés d’Inde qui se sont multipliés dans les rues et sont le plus souvent équipés de puissants amplificateurs et d’enceintes robustes. Raï, rap, électro, mahragan, arts de la rue ou graffiti se déploient dans les villes au Maghreb et du Machrek comme autant d’appropriations des espaces publics et de leurs prolongements numériques. Ils témoignent de recherches artistiques plurielles qui, entre éthiques et esthétiques, participent de façons diverses aux évolutions des urbanités dans cette région du monde.