Damas

On a coutume de dire que Damas est la plus ancienne ville de l’humanité habitée en continu. Sa fondation remonterait à 12 000 ans, elle a vu se succéder toutes les grandes civilisations du Moyen-Orient et de multiples envahisseurs : Assyriens, Perses, Séleucides, Romains, Arabes, Mongols, Ottomans, Français (Burns, 2006). Les anciennes familles damascènes ont donc pris l’habitude de garder une extrême prudence vis-à-vis de la politique : les régimes se suivent mais Damas demeure. Damas et ses jardins nourris par les eaux abondantes du Barada étaient la représentation du paradis pour les Arabes venus du Nejd lors de la conquête musulmane (Bianquis, 1993). Mais au début du XXIe siècle, la célèbre Ghouta n’est plus qu’un capharnaüm urbain, une ceinture de misère, où les rares canaux d’irrigation sont devenus des égouts à ciel ouvert. Le mal développement urbain contient les gènes de la révolte de 2011, tout comme la stratégie urbaine d’Hafez el-Assad celle de la contre-insurrection (Balanche, 2018).

Damas la tentaculaire

Lorsque le général Gouraud entre à Damas en novembre 1920, après la bataille de Mayssaloun, la ville ne compte que 200 000 habitants. Damas s’organise alors selon un axe Muhajerin-Midan avec la vieille ville comme noyau central. Le faubourg du Midan est situé en dehors des remparts et doit sa prospérité au commerce des céréales en provenance du sud de la Syrie et au commerce avec l’Arabie et l’Égypte. Le quartier de Muhajerin [les Immigrés] est né au XIXe siècle avec l’arrivée de réfugiés musulmans fuyant l’avancée des Russes dans le Caucase. À l’origine, il s’agissait de populations tcherkesses, rejointes par des Kurdes, puis des Arabes, mais le nom de Muhajerin fut conservé. Le quartier, bâti sur les pentes du mont Qassium, est, jusqu’au mandat français, séparé de Damas par des jardins. Dans les années 1930, la construction des quartiers de Raouda et de Salhyeh crée un tissu urbain continu entre la vieille ville et Muhajerin. La ville a continué à s’étendre jusqu’à la décennie 1960 de part et d’autre de cet axe Midan-Muhajerin et au sud du Midan, notamment avec le camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk. Au nord, la barrière du Qassium bloque l’extension de la ville, dont la population atteint alors 500 000 habitants (Bianquis, 1993).

À partir des années 1960, l’exode rural massif et la croissance naturelle de Damas exercent une forte pression sur le foncier. De nombreux quartiers informels se développent dans les périphéries immédiates de la ville (Doueila et Berzeh) ou à partir des villages de la Ghouta (Jeramana, Kafer Soussi). De nouveaux quartiers planifiés apparaissent : Mezzeh, Massaken Berzeh, Qaboun et, au-delà du Qassium, Dumar, dont la construction débute dans la décennie 1980. Ces quartiers planifiés par l’État ménagent les riches terres agricoles de la Ghouta alors que l’habitat spontané s’y développe essentiellement. La protection de la Ghouta est officiellement un objectif des autorités politiques qui s’appuient sur le plan Écochard. L’architecte français propose une extension de Damas selon un axe nord-est/sud-ouest, en suivant le piémont de l’Anti-Liban, mais également au-delà de la montagne avec la création d’un nouveau Damas dont Dumar est le noyau central. Cependant, cette politique d’aménagement urbain est un échec puisque la Ghouta est vite submergée par l’urbanisation (Balanche, 2009). Certes, les autorités sont confrontées à une croissance démographique galopante, la population doublant tous les vingt ans depuis 1945, mais surtout elles n’interviennent pas pour obtenir la paix sociale et se laissent facilement corrompre. Ainsi les industriels n’ont aucun problème pour s’installer dans les zones agricoles de la Ghouta alors qu’une vaste zone industrielle à Adra, à 30 km de Damas, était destinée à les accueillir. Ils ne souhaitent pas s’y établir car ils n’ont pas confiance dans la fiabilité des services et des infrastructures que l’État peut leur apporter et ne veulent surtout pas être sous son contrôle. Par conséquent, ils préfèrent construire leurs usines sur leurs propres terrains et être autonomes, même si cela est plus long et coûteux. Le développement de l’industrie dans la Ghouta accélère son processus d’urbanisation. Les nouvelles industries sont consommatrices de terres. Elles créent des emplois directs et indirects qui augmentent la demande de logements. Enfin, les industriels obtiennent l’élargissement des routes pour relier leurs usines aux principaux axes. Cette meilleure accessibilité et la présence d’une main-d’œuvre qualifiée augmentent l’attractivité de la Ghouta pour les industriels au détriment des zones industrielles publiques.

À l’est de Damas, le tissu urbain est désormais continu jusqu’aux anciens villages de la Ghouta : Harasta, Douma Zamalka, Jesrin, Mleyha. Au sud et à l’ouest, les grands axes routiers vers l’aéroport, la Jordanie et Quneytra favorisent l’extension urbaine à plus de 30 km du centre de Damas. Le village de Sit Zeinab, lieu de pèlerinage chiite, est devenu une banlieue. Les nouveaux quartiers de Dumar et de Qodsia sur les pentes de l’Anti-Liban se sont également étendus, mais sans comparaison avec le déferlement urbain sur la Ghouta, nourri par la forte croissance naturelle de la population de Damas et, surtout, par les migrations intérieures qui se concentrent vers la capitale. En 2010, l’agglomération de Damas compte 5 millions d’habitants, dont le tiers vit dans de l’habitat informel.

Les conditions de vie épouvantables qui règnent dans ces zones d’habitat informel ont contribué au soulèvement de ces habitants en 2011, le petit peuple sunnite, contre le régime alaouite de Bachar el-Assad et ses alliés de la bourgeoisie sunnite. Chrétiens, Druzes et autres minorités sont les victimes collatérales de ce conflit où le social croise le communautaire.

La révolte des banlieues et la répression

Sur le plan sécuritaire, Hafez el-Assad a ceinturé Damas par des camps militaires qui permettent de couper la ville du reste de la Syrie en cas d’émeutes. Des quartiers alaouites se sont donc développés en périphérie de Damas puisque la majorité des militaires qui y résident, accompagnés de leurs familles, sont alaouites. Les fonctionnaires et les autres migrants venus de la région alaouite se sont installés à proximité de ces camps militaires où la solidarité familiale et villageoise leur assurait un logement. Rares sont ceux qui résident dans les quartiers sunnites, les plus fortunés préférant les quartiers chrétiens de Bab Touma et de Koussour. Les villages druzo-chrétiens de la Ghouta – Jeramana, Jdaydeh Artouz et Sahnaya – constituent également des pôles d’attraction pour les Alaouites. En revanche les villages et petites villes sunnites, tels Douma ou Daraya, sont évités car leur société conservatrice les rejette et impose un strict style de vie islamique. Ce sont précisément ces territoires qui ont été à la pointe de la contestation contre le régime tandis que les territoires non sunnites lui sont demeurés fidèles. Le dispositif sécuritaire a permis au régime d’isoler ces territoires rebelles et d’éviter l’encerclement de Damas. Une des principales raisons de l’échec des rebelles à Damas a été l’impossibilité d’unir les deux parties de la Ghouta et de couper la route de l’aéroport international. Jeramana a ainsi été fermement défendue par l’armée syrienne et surtout par la milice druze locale, membre de la Défense nationale. La population a résisté aux assauts des rebelles, malgré les attentats à la voiture piégée et les pluies de roquettes destinées à la faire fuir. À partir de Jeramana, l’armée syrienne a élargi son emprise de part et d’autre de la route de l’aéroport et encerclé les deux parties sunnites de la Ghouta (Balanche, 2018).

Le siège s’est accompagné d’un blocus alimentaire et de bombardements aériens destinés à faire fuir les populations civiles. Le principe de base de la contre-insurrection, séparer les civils des rebelles, est appliqué de façon très primaire, comme à Alep. Le siège de Daraya, petite ville de la banlieue sud, est, à ce titre, exemplaire. Avant l’évacuation des rebelles et de la population civile en août 2016, il ne restait plus que 4 000 personnes sur les 80 000 habitants de 2012, soit les rebelles et leurs familles. Les bombardements et le siège ont progressivement fait partir les civils. L’objectif de Bachar el-Assad est alors de faire un exemple pour obtenir un modus vivendi avec les localités où les rebelles sont moins agressifs contre le régime. Babyla, Maadamyeh, Qodsia, Qaboun et Berzeh ont ainsi conclu des cessez-le-feu avec l’armée syrienne à l’automne 2016 pour éviter les destructions. La reprise de la Ghouta orientale, complètement encerclée et minée par des divisions internes, s’est ensuite effectuée rapidement. Le 21 mai 2018, toute l’agglomération de Damas est reconquise.

La reconstruction

Dans les périphéries, des quartiers (Jobar) et des villes (Daraya) ont été entièrement rasés. Ces no man’s land risquent de donner lieu à des opérations de reconstruction planifiée excluant les anciens habitants coupables d’avoir soutenu l’insurrection. La plupart d’entre eux sont d’ailleurs réfugiés à l’étranger ou dans la « poche » d’Idleb. La reconstruction est conçue par Bachar el-Assad comme la poursuite de la contre-insurrection, ce qui signifie que la logique sécuritaire prévaudra dans le nouvel urbanisme. L’objectif est d’éviter la reconstitution de vastes quartiers informels où l’étroitesse des rues et le labyrinthe de la voirie facilitent les manifestations car les chars ne peuvent pas s’y engager. La reconstruction est aussi un moyen pour les seigneurs de guerre de blanchir l’argent accumulé durant le conflit. Des projets immobiliers de luxe sont déjà en chantier à Damas, comme Mezzeh 86, à proximité des ruines de Daraya. Henri Lefebvre y verrait, à raison, la négation du droit à la ville.


Auteur·e·s

Balanche Fabrice, géographe, Université Lyon-II


Citer la notice

Balanche Fabrice, « Damas », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/damas/