Le Bassin méditerranéen et la péninsule arabique ont été, chacun de leur côté, des lieux de brassage de population depuis l’Antiquité : les comptoirs des cités grecques sur les côtes de Provence ou d’Asie Mineure ou ceux des Phéniciens sur les rivages du Maghreb ont précédé ceux de Venise ou de Gênes de l’Illyrie à la mer Noire. Les traces de ces diasporas se sont estompées au fil des siècles, mais on a pu en connaître les derniers avatars dans le cosmopolitisme des emporia comme Istanbul, Alexandrie, Smyrne ou Salonique, havres disparus dans les convulsions nationalistes du XXe siècle, tandis que la montagne libanaise, surpeuplée, dispersait ses enfants au-delà des mers, vers les Amériques ou l’Afrique subsaharienne.
Le golfe Persique, débouché des routes caravanières du Levant à la Mésopotamie, mettant en contact l’Europe et l’Extrême-Orient, mais aussi l’Afrique et l’Asie centrale, est une autre Méditerranée : dans ses ports se sont rencontrés les marins au long cours des Mille et une nuits, les esclaves d’Afrique orientale, les pêcheurs de perles venus de la mer Rouge, les marchands indiens et les armées perses ou ottomanes, auprès des bédouins nomades et des paysans des oasis comme des montagnes : les sociétés « indigènes » du Golfe et de l’Oman sont aujourd’hui le produit de ces mélanges ou de ces côtoiements de diasporas.
En diaspora, un autre Maghreb
En Méditerranée occidentale, la migration de « colons » partis de la rive nord (Italie, Espagne, France, etc.) à la suite des armées coloniales à partir du xixe siècle a entraîné une migration inverse au départ du Maghreb. Ce mouvement a été provoqué par la dépossession des populations rurales, qui s’est conjuguée avec le besoin de main-d’œuvre en Europe dans les mines et l’industrie et, à un moindre degré, dans l’agriculture (et de soldats, lors des conflits mondiaux). L’émigration européenne vers le Maghreb a connu une fin brutale, extirpant les communautés qui s’y étaient installées, sans laisser de traces apparentes, en raison de la ségrégation qui avait limité les contacts entre les communautés. L’émigration des Maghrébins vers l’Europe, initialement individuelle, temporaire et corrélée avec les besoins de l’économie, s’est muée au tournant des années 1970 en une immigration familiale et définitive, réponse à l’échec du développement des pays maghrébins et, paradoxalement, à la crise économique sous l’effet de la hausse du coût des hydrocarbures en Europe. Cette diaspora est diverse, selon ses pays d’origine et d’implantation, mais aussi selon les formes et degrés d’intégration dans les sociétés d’accueil et de préservation de ses liens culturels et humains avec le pays d’origine. Au fil des générations, par le biais du droit du sol, l’intégration statutaire a pris le relais de l’intégration par le travail, même si elle dépend également de la politique du pays d’origine à l’égard de ses ressortissants. Les liens qui relient encore la diaspora avec ses terroirs d’origine sont familiaux, linguistiques, économiques, etc. Ils peuvent s’estomper au fil des générations, à travers le dynamisme d’une jeunesse qui imprime sa marque dans tous les domaines à une société qui n’est plus d’accueil, mais d’origine. Mais ces liens peuvent également perdurer ou même être revivifiés, par le biais religieux d’une « tradition inventée », refuge de ressentiments dans un contexte de frustration économique et sociale.
Dans le Golfe, des diasporas majoritaires mais temporaires
Mais c’est dans le golfe Persique que l’impact des diasporas est le plus frappant. La découverte du pétrole à partir des années 1930, puis le boom économique des années 1970 ont attiré en ces lieux une multitude de travailleurs. Le Golfe, carrefour planétaire, abrite désormais une société cosmopolite, qui étonne non seulement par la masse et la diversité des travailleurs qui y sont réunis, mais aussi par le mode de gestion tout à fait particulier de cette « invasion » étrangère : en nombre, les sociétés d’accueil ne sont plus qu’une composante, parfois infime, de la population de ces rivages – environ 225 000 personnes, sur 1,9 million d’habitants au Qatar, selon Tristan Bruslé (2015). Les gros bataillons des travailleurs étrangers viennent de l’Inde (la moitié de la population à Dubaï, par exemple), suivis du Pakistan et du Bangladesh.
Viennent ensuite les ressortissants de l’Extrême-Orient, au premier rang desquels les femmes philippines (Gueraiche, 2014 ; De Bel Air, 2015). Ces chiffres sont nécessairement approximatifs, surestimant souvent le nombre de nationaux et sous-estimant la population immigrée, dont une part demeure sur place de manière clandestine. Quoi qu’il en soit, cette diaspora composite n’a pas vocation à s’établir durablement : son accès et son séjour sont strictement encadrés et régulés en fonction de leur activité professionnelle. Il s’agit donc, au niveau individuel, d’une migration temporaire d’actifs jeunes et en majorité masculins (dans un ratio d’environ quatre hommes pour une femme). Même si la durée du séjour peut s’étendre sur plusieurs décennies et si la réunion de familles est admise au-dessus d’un certain seuil de revenu, aucune naturalisation, aucun établissement au-delà de la retraite ne sont admis : le travailleur, employé, cadre, chef d’entreprise ou indépendant, demeure soumis au régime de la kafala, c’est-à-dire à la tutelle d’un individu, entreprise ou administration du pays d’accueil, et son emploi comme son titre de séjour peuvent être révoqués sans préavis ni condition (Pagès-El Karoui, 2018).
De Mascate à Dubaï, une symbiose sans métissage
Ce système, qui permet d’ajuster la présence étrangère aux besoins de l’économie, semble interdire toute influence croisée entre la société d’accueil et la masse des migrants. Pourtant, la coexistence de ces deux catégories d’habitants ne peut être totalement hermétique : elle donne naissance dans la société d’accueil à des emprunts en termes de langue pratiquée, d’habitudes alimentaires, de goûts musicaux, d’éléments vestimentaires ou de sociabilité, devenus familiers par des échanges séculaires avec l’Asie centrale et le sous-continent indien. À ce titre, si le Koweït s’est longtemps singularisé par une population étrangère majoritairement d’origine arabe, en particulier palestinienne, jusqu’à l’invasion du pays par l’Irak en août 1990, à l’inverse, Oman, pour des raisons de proximité géographique et historique, compte une large majorité d’immigrés venus du sous-continent indien, qui constituent le quart de sa population. L’antique cité portuaire de Matrah, double commerçante de sa voisine Mascate, où siège le pouvoir, abrite encore une puissante communauté de négociants d’origine iranienne chiite (les Lawatiyas) et indiens hindouistes (les Banians). À Dubaï, de part et d’autre de la crique qui constitue le berceau de la cité, le souk de l’or à Deira est le fief des bijoutiers iraniens, tandis qu’en face, à Burj Dubaï, le souk de l’artisanat abrite de manière discrète, au fond d’une venelle encombrée, le seul temple hindou toléré dans les émirats. À quelques pas de là, la grande mosquée sunnite côtoie la majestueuse mosquée chiite, à la façade de faïence bleue. Celle-ci témoigne de l’ancienneté de la présence iranienne dans ce quartier de grossistes et d’import-export qui chargent les boutres de la contrebande alignés sur les quais. De leur côté, les migrants rapportent chez eux les comportements sociaux et les modes de consommation du pays d’accueil. Les Souks Dubaï prolifèrent de Dakar à Addis-Abeba, alimentés par les marchands « à la valise » qui font leurs emplettes dans les échoppes de la « vieille » ville, tandis que, à Dubaï, les tours futuristes des nouveaux quartiers de Jumeira ou de Down Town sont peuplées de la jeunesse mondialisée originaire des cinq continents, unie autour du règne du business de l’économie-monde. Mais ces croisements ne sont pas séparés hermétiquement, ils s’opèrent sous l’égide commune de la mondialisation qui soumet sociétés d’accueil et sociétés accueillies à des modèles uniformisants.
Par-delà les barrières, des influences durables
Ces deux expériences de constitution de diasporas sont certes imparfaites, sources de tensions et parfois d’affrontements. Elles sont donc sujettes à des évolutions permanentes au niveau individuel et collectif et, avec un temps de retard souvent, à des adaptations juridiques et politiques dont nombre sont encore à venir. Elles s’inscrivent de plus dans le cadre des relations internationales, bilatérales, mais aussi entre groupes d’États de départ et d’accueil, dans un cadre multilatéral de plus en plus géré par des institutions internationales. Mais l’expression des opinions publiques, véhiculée par des mouvements politiques et/ou religieux de part et d’autre, ainsi que par les réseaux sociaux, dénote fréquemment un décalage entre la réalité de l’évolution de ces diasporas, de leur potentiel et de leurs attentes, et la perception qu’en ont des dirigeants et des peuples peu conscients de l’action du temps sur le devenir des diasporas.