Djeddah

Le sort et l’essor de Djeddah sont liés à ceux de La Mecque dont elle est le port et l’aéroport. Son émergence sur la scène internationale date de l’an 646, quand le calife ‘Uthmân la choisit comme port de La Mecque. À partir du XVe siècle, le développement des transports par mer au détriment des voies caravanières favorise sa croissance. L’ouverture du canal de Suez en 1869 la met sur la plus grande voie maritime du monde. Elle devient à la fin du XIXe siècle le premier port d’importation de marchandises pour l’Arabie centrale et occidentale, rôle renforcé à partir de 1950 par la rente pétrolière.

Djeddah, place financière

Depuis des siècles s’était développée une riche bourgeoisie de négociants armateurs qui n’hésitaient pas à voyager en Égypte, en Turquie, en Inde et jusqu’à Java et Singapour, où ils menaient leurs affaires. Entre 1850 et 1950, les familles originaires du Hadramaout (actuel Yémen) étaient nombreuses et puissantes, tels les Bâ Najâh, les Bâ Junayd et les Bâ ‘Ishin, mais il fallait compter aussi avec des familles d’origine indienne, comme les Âl-Jawhar et les Nûrwâlî. Beaucoup possédaient des maisons de rapport qu’ils louaient aux pèlerins et, plus tard, sous la dynastie Al Saoud montante, aux représentations étrangères quand Djeddah était siège du ministère des Affaires étrangères et des Ambassades, avant que ces fonctions ne soient transférées à Riyad en 1984. Quand vint la fortune liée à la rente pétrolière, dans les années 1950, ces négociants purent spéculer sur les terrains qu’ils possédaient dans des endroits de la ville bien placés. En même temps, ils devinrent sponsors, c’est-à-dire représentants en Arabie saoudite des principales sociétés mondiales fabriquant et vendant des biens et des services. Durant la décennie 1960 se renforcèrent de grandes fortunes bâties sur ce couple spéculation foncière/sponsorat : par exemple, la famille Al-Zâhid (voitures américaines, matériel de travaux publics, réfrigération, appareils électroménagers) ou la famille Zaynal ‘Alî Ridâ, qui sut passer de l’antique commerce des tapis à des alliances avec de puissantes firmes étrangères et qui participa à de gigantesques travaux d’infrastructure en Arabie saoudite.

Dans les décennies suivantes (1970-2010), ces familles diversifièrent les bases de leur fortune en investissant dans tous les types d’activités économiques et financières du monde entier. Malgré ses limites, l’édition 2018 du magazine américain Forbes, qui classe les plus riches de ce monde, renseigne notamment sur les fortunes arabes et sur l’importance de Djeddah. Le plus fortuné du monde arabe est un prince saoudien, 8e rang mondial, qui investit dans l’hôtellerie de grand luxe autour du globe (Kingdom Holding Cie) et dans la Jeddah Economic Cie ; depuis 2013, cette dernière société construit à Djeddah la plus haute tour du monde. Viennent ensuite les familles saoudiennes ‘Ulayyân (3e fortune arabe) et Al Zâhid (5e arabe). Rajhî père (37e mondial) et ses fils se sont spécialisés depuis les années 1970 dans les activités bancaires islamiques. Saleh Kamel (114e mondial), basé à La Mecque, développe la banque islamique dans le monde. La famille Bin Mahfouz (214e mondial) est, quant à elle, installée à Djeddah. Dans le cadre de sociétés d’affaires restées très familiales, toutes ces fortunes, et bien d’autres, font de Djeddah une place financière importante.

Djeddah, centre financier de l’islam

Si La Mecque est le centre spirituel de l’islam, pôle vers lequel s’orientent toutes les mosquées du monde, Djeddah en est le centre financier. La richesse du royaume saoudien et la proximité de la Kaaba ont conféré à l’Arabie saoudite un rôle important dans la création, en 1969, de l’Organisation de la coopération (anciennement « conférence ») islamique (OCI). Après les Nations unies, c’est la deuxième plus grande organisation intergouvernementale du monde ; forte de l’adhésion de cinquante-sept États répartis sur quatre continents, son secrétariat général siège à Djeddah. Ses buts sont définis par une charte et visent surtout à renforcer la coopération et la solidarité entre les États membres, à préserver leur dignité, leur indépendance et leurs droits.

Un des compléments de l’OCI est la Banque islamique de développement, qui souhaite être une banque supra-étatique pour les pays musulmans. Elle a pour principaux objectifs la promotion des institutions islamiques, la réduction de la pauvreté et la coopération entre les pays membres. Elle veille à ce que les principes définis par la loi islamique, la charia, soient respectés dans les projets qu’elle contribue à développer.

L’enseignement supérieur à Djeddah est représenté par l’université du roi ‘Abd al-’Azîz, fondée en 1967, à laquelle sont rattachées deux universités situées à La Mecque. Dix-huit facultés accueillent femmes et hommes et ses treize centres de recherche sont spécialisés notamment dans la médecine, l’environnement (sciences de la mer, eau, changement climatique, désalinisation) et l’économie islamique. L’université Effat a été créée exclusivement pour les femmes.

Djeddah, ville classée au patrimoine mondial de l’Unesco

Le noyau historique de Djeddah a été inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco en 2014. Déjà éventré pour créer des avenues dès les années 1970, il subit depuis cette date une forte pression foncière. D’innombrables maisons anciennes ont été démolies par leurs propriétaires pour édifier à leur place des tours de béton, de verre, d’aluminium et d’acier. La « zone tampon » de l’Unesco englobe tout le vieux Djeddah intra-muros, mais la zone classée n’occupe plus que les deux cinquièmes environ du noyau ancien, le reste ne valant plus la peine d’être « protégé » au sens de l’Unesco. En fait, le noyau historique de Djeddah est pauvre si on le compare à ceux de Sanaa, Zabîd et Shibâm, trois villes du Yémen classées elles aussi au patrimoine mondial. Mais il montre bien comment la ville fut dans son histoire au carrefour d’influences architecturales et artistiques venues à la fois du monde turco-égyptien (notamment les claires-voies en bois, l’arc trilobé et la persistance de l’îwân – vaste porche – mamlouk) et de l’Inde (bois sculpté). Le plus grand trésor de ce classement est de montrer l’art déployé par les habitants d’autrefois pour lutter contre un climat très chaud et humide sans avoir recours à des appareils grands consommateurs d’électricité. Ils ont su créer une architecture aérienne et éolienne qui pourrait être remise à l’étude et encore servir de modèle, si l’avenir démentait l’hypothèse d’une croissance mondiale sans limites.

Une ville jeune et libérale

Dépendant de la province de La Mecque, Djeddah est peuplée d’environ 4 millions d’habitants en 2017 et se classe ainsi deuxième ville saoudienne. Son essor s’est opéré à partir du noyau historique, le long de la mer, vers le sud et vers le nord, de manière très clivée.

Vers le sud, autrefois habité par des populations pauvres et méprisées, notamment d’origine africaine, des quartiers industriels se développent à partir des années 1960, avec, par exemple, les quartiers Mahjar et Jawhara. C’est au sud que sont concentrées les activités polluantes : station d’épuration, entrepôts d’hydrocarbures (Petromin), métallurgie, dépôts de toutes sortes. Entre les zones d’activités commerciales et industrielles s’insèrent des zones d’habitat spontané, par exemple au sud de l’université du roi ‘Abd al-’Azîz. Des plans d’urbanisme les remplacent progressivement par des quartiers planifiés et pourvus de tous les services. Mais la fonction industrielle de Djeddah est faible si on la compare aux pôles majeurs que sont les ports de Jubayl et de Yanbu’, bâtis dans la décennie 1980 comme villes industrielles sur les deux mers baignant le royaume.

Au nord du centre historique, on relève trois attraits majeurs : la proximité relative de l’aéroport international, ouvert en 1983 et agrandi en 2018, l’attraction de la mer et, plus discrète, la recherche de l’air pur, la brise dominante soufflant du secteur nord-nord-ouest. Autrefois, de très nombreuses ambassades se situaient dans les quartiers huppés de Sharafiyya, Hamrâ et Andalus, avant leur départ pour Riyad. Depuis quarante ans, une longue corniche en front de mer attire des hôtels internationaux, des restaurants de luxe, des parcs d’attractions à thèmes divers (les poissons, la jungle), sans parler de très hautes tours bâties à leur nom par des hommes d’affaires saoudiens souvent liés à des sociétés internationales. Partout, de superbes mosquées permettent à leur bâtisseur de faire œuvre pieuse en créant un lieu de culte pavoisant leur nom. Au croisement des avenues, les ronds-points s’embellissent de sculptures géantes. Et, dispersés çà et là dans la ville mais près des autoroutes, se construisent des centres commerciaux (malls), temples saoudiens de la consommation.

Comme à Dubaï et Abu Dhabi, la côte au nord de Djeddah est profondément remodelée. On remplace l’ancienne monotonie du rivage très plat en créant du neuf gagné sur la mer et les récifs coralliens. En 1918, le rempart occidental de Djeddah se dressait pieds dans l’eau. Aujourd’hui, la mer Rouge est à environ 500 m plus à l’ouest. Au nord de la corniche, la population très riche aménage à son profit des kilomètres de côte : dans l’eau peu profonde couvrant la plate-forme corallienne, on crée des bandes de roche recouverte de terre. Le propriétaire y construit sa demeure et un jardin qui s’achève par une plage privée et un embarcadère à la taille de son bateau et de sa fortune.

La ville se caractérise par sa grande jeunesse et il y souffle un air nettement plus libéral qu’à Riyad. Moins rigoriste que le Najd, d’où partit l’appel salafiste au XVIIIe siècle, et influencée par une pratique séculaire des relations internationales, Djeddah permet notamment l’échange d’idées nouvelles et l’épanouissement de brillantes carrières féminines. Le port de La Mecque est le symbole d’une Arabie saoudite qui passe progressivement, depuis 1902, de son socle continental sédentaire et bédouin, autarcique, masculin et puritain à une Arabie saoudite maritime, négociante et hyper financière, dominatrice, et qui s’ouvre à des comportements un peu moins inégalitaires entre les femmes et les hommes.


Auteur·e·s

Bonnenfant Paul, sociologue, Centre national de la recherche scientifique


Citer la notice

Bonnenfant Paul, « Djeddah », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/djeddah/