L’une des facettes la moins connue de la globalisation néolibérale est la domesticité internationalisée. En effet, les inégalités croissantes entre villes et campagnes et entre pays, et ce dans le contexte d’une économie-monde mettant en concurrence territoires et habitants, favorisent le développement de services domestiques low cost (Cox, 2006), principalement dans les métropoles du Sud et du Nord. Selon le Bureau international du travail (BIT), le secteur de la domesticité, qui représentait 34 millions de personnes en 1995, en emploie environ 53 millions en 2013, dont plus 15,5 millions sont mineurs et 83 % des femmes qui, dans le cadre d’une global care chain [chaîne mondiale des soins] (Ehrenreich, Hochschild, 2003), laissent leur famille pour prendre soin de celle des autres contre une rémunération censée répondre aux besoins des leurs.
En Amérique du Sud et en Asie, les mobilités des travailleurs domestiques se font essentiellement aux échelles nationales, à l’image des millions de domestiques au Brésil et en Inde, et régionales, comme les Boliviennes en Argentine ou les Philippines à Singapour. Cependant, la domesticité, autrement dit l’un des seuls secteurs autorisés pour les femmes étrangères souhaitant accéder au marché du travail dans les pays d’immigration, constitue également un moteur de la « mondialisation migratoire » (Simon, 2008), dont les institutions gouvernementales des pays de départ et le réseau des agences de recrutement privées sont les principaux rouages. Après les chocs pétroliers, des pays tels que les Philippines et le Sri Lanka, fortement affectés par la crise économique, ont d’ailleurs été précurseurs en la matière, organisant l’exportation de leur main-d’œuvre afin de réduire la pression sur leurs marchés du travail respectifs et de favoriser le retour de devises par le biais des travailleurs expatriés, une exportation notamment à destination du Moyen-Orient.
Dans les pays de cette région, qui à l’inverse des précédentes ont bénéficié des retombées économiques du pétrole, s’est développé un modèle familial et sociétal où le personnel étranger non arabe (Kapiszewski, 2007) est devenu indispensable. Le Moyen-Orient illustre donc ce cas de figure où des milliers d’hommes et surtout de femmes originaires d’Asie, et secondairement d’Afrique, sont inscrits dans des relations de subordination et d’exploitation permises par le système de la kafala [parrainage] qui les assigne à une relégation sociale et spatiale afin d’éviter toute forme d’ancrage ; une relégation que ces personnes parviennent partiellement à contourner, contribuant à l’invention d’une urbanité originale dans les quartiers des villes moyen-orientales où elles s’installent.
Les grandes tendances de la domesticité internationalisée
au Moyen-Orient
Selon le rapport du BIT, entre 1995 et 2010, le nombre de travailleurs domestiques au Moyen-Orient est passé de 1,1 à 2,1 millions d’employés, principalement des femmes originaires des Philippines, du Sri Lanka, d’Indonésie, d’Inde, du Bangladesh et d’Éthiopie. La catégorie « domestique salarié » regroupe désormais en moyenne plus de 5,5 % des travailleurs salariés à l’échelle de la région, contre moins de 2 % à l’échelle du globe. Toutefois, derrière cet indicateur régional, existent des contrastes nationaux importants. En effet, si dans les pays du Proche-Orient – Liban, Jordanie – le secteur de la domesticité internationalisée constitue une part non négligeable du salariat, la situation n’est en rien comparable avec celle prévalant dans les pays pétroliers du Golfe structurés par une économie rentière et par la faible présence des populations nationales dans les marchés du travail locaux, notamment celle des femmes.
Incidemment, on observe une double surreprésentation : d’un côté, celle de la domesticité comme secteur d’emploi et, de l’autre, celle du personnel domestique étranger parmi l’ensemble du salariat. D’après le BIT, le secteur de la domesticité représente près de 13 % des emplois salariés à Bahreïn et aux Émirats arabes unis en 2009, et environ 22 % au Koweït en 2005. L’Arabie saoudite est le pays qui emploie en termes absolus le plus de travailleurs domestiques avec 785 000 personnes en 2009 (pour 31 millions d’habitants), mais elle est aussi le pays où les femmes travaillent le moins. Par conséquent, les travailleuses domestiques asiatiques et africaines y représentent en 2009 environ 50 % du salariat féminin.
De tels chiffres pourraient laisser penser que le personnel domestique est largement visible, notamment dans les espaces publics urbains où sa présence déborderait le strict cadre professionnel. C’est oublier que le système de la kafala, le racisme et l’assignation sociale et spatiale, sans omettre encore la marginalisation des femmes dans des sociétés conservatrices, font en sorte que cette présence reste très souvent cantonnée à sa fonction, et que celle-ci est assignée aux espaces privés dont les employées ne sortent que rarement sinon pour s’occuper des enfants ou porter les courses.
La kafala et la vulnérabilité instituée
des travailleuses domestiques
Dans l’ensemble de la région, c’est le système de la kafala, ou le placement des employés étrangers sous la tutelle des employeurs locaux alors responsables légaux, qui organise les conditions de la migration, d’installation et de travail. Dans des sociétés extrêmement hiérarchisées, ce système, qui ne relève d’aucun texte de loi, a des conséquences différentes selon l’origine nationale, le niveau social, le sexe et le poste pour lequel une personne a été recrutée. Ainsi, dans des pays où la domesticité n’est pas couverte par le droit du travail et dont les autorités n’ont pas ratifié les conventions internationales relatives aux droits des travailleurs et travailleuses domestiques, autant dire qu’exercer ce métier dans le cadre de la kafala signifie l’absence de tout cadre juridique protecteur et une extrême vulnérabilité face au trio formé par les autorités locales, les agences de recrutement et les employeurs.
Car, en effet, pour une femme domestique à demeure, cette mise sous tutelle signifie la privation de ses droits élémentaires puisqu’elle a l’obligation de résider chez ses employeurs qui disposent totalement de sa personne. De plus, les autorités officielles n’interviennent jamais dans la sphère privée pour rappeler à l’ordre les employeurs en cas d’abus – absence de repos, absence d’espace privé, non-versement du salaire, privation de liberté, harcèlement moral et sexuel. À l’inverse, les autorités utilisent la kafala comme un système de délégation de leur pouvoir de contrôle, exigeant des employeurs qu’ils limitent autant que possible la liberté de mouvement des employées, par exemple en confisquant leur passeport ou en signalant toute fuite du domicile synonyme de rupture du permis de travail et donc de séjour.
Les agents ne sont, quant à eux, que des intermédiaires pour les autorités, et des entrepreneurs souhaitant garantir un service à une clientèle exigeante et qui se considère toujours dans son bon droit. Le documentaire de Maher Abi Samra Chacun sa bonne (2016), qui se déroule dans une agence à Beyrouth, illustre les dérives inhérentes à ce système marchand à mi-chemin entre l’offre de services à la personne et l’esclavage moderne. En somme, les agences de recrutement ne sont responsables que du fonctionnement d’un marché au sein duquel les femmes, choisies dans un catalogue, sont considérées comme une marchandise mise à disposition des employeurs ; une marchandise échangeable si ces derniers n’en sont pas satisfaits.
Maltraitances, meurtres et suicides des travailleuses domestiques ponctuent donc régulièrement la rubrique des faits divers des médias moyen-orientaux, sans véritable réaction de la part des autorités. De nombreuses ONG ont enquêté sur la kafala au Liban et au Qatar, sur le marché de la domesticité et dénoncé ses dérives. Au Liban, des militants locaux et des travailleurs domestiques se mobilisent pour réclamer davantage de droits et l’abolition de la kafala, en vain. Autant de contraintes qui incitent nombre de femmes à fuir leurs employeurs malgré les risques encourus par la clandestinité si elles ne parviennent pas à retrouver un autre emploi.
Contournement des règles
et développement d’une urbanité originale
Les objectifs initiaux des différentes autorités nationales sont la marginalisation et l’invisibilité des populations migrantes, mais, d’une part, l’installation de milliers de femmes en dehors du strict cadre de la domesticité à demeure et, d’autre part, l’apparition et le développement d’urbanités originales portées par les ressortissants africains et asiatiques mettent en lumière les défaillances du système. À ce titre, divers travaux ont montré combien il est nécessaire de décentrer le regard sur les villes moyen-orientales pour saisir les transformations résultant de l’ancrage de ceux qui ne devaient être que des travailleurs de passage, et non des citadins et encore moins des citadines.
Daphné Caillol (2018) analyse ainsi la subversion qu’engendre l’investissement temporaire de certains secteurs d’Amman par les femmes philippines durant leur jour de congé, qui faisant du shopping dans Little Manila, qui se rendant à l’église, qui pratiquant une activité sportive. L’agglomération de Beyrouth constitue également un exemple intéressant, en particulier avec l’existence de centralités immigrées qui ont vu le jour dans les quartiers de Dawra (est) et Sabra (sud) à la faveur de l’installation des populations éthiopienne, bangladaise, philippine, indienne et sri-lankaise, et de leur collaboration avec des acteurs libanais et palestiniens locaux (Dahdah, 2015). Ce sont vers ces quartiers que convergent les travailleuses domestiques, si leurs employeurs leur accordent un congé le dimanche, pour y fréquenter les multiples commerces ethniques ayant pignon sur rue, se rendre à l’église, retrouver des amies, envoyer de l’argent et appeler la famille. C’est aussi dans et autour de ces quartiers que résident des milliers de ressortissantes africaines et asiatiques au statut administratif et social précaire, à la fois en quête d’un secteur où les autorités officielles se font discrètes, où le marché du logement locatif est informel et abordable et où être étranger constitue in fine la norme. Même si en tant que femme migrante, cela implique inexorablement des rapports de domination exacerbés et une négociation de chaque instant.