Dubaï est fondée en 1833 par un clan des Bani Yas, un groupe tribal qui contrôle le sud de la région, entre Buraimi et Abu Dhabi. Ces dissidents se tournent vers la lucrative pêche aux perles, sur cette côte des Pirates, devenue en 1820 « côte de la Trêve », sous contrôle de la Grande-Bretagne. Celle-ci leur adjoint en 1902 les commerçants iraniens qui cherchent à échapper aux taxes que souhaite imposer Téhéran. De là naîtra une alliance tournée vers la contrebande entre l’Iran, l’Inde et les marchés de la péninsule arabique. L’émir Cheikh Saïd al-Maktoum (1932-1958) modernise les infrastructures.
L’émirat de Dubaï, modeste producteur de pétrole à partir du début des années 1970, devient la base des opérations des compagnies pétrolières étrangères. Cheikh Rachid (1959-1990), artisan de la vocation commerciale et de redistribution de la ville, en fait le « supermarché des pays pauvres ». Elle devient le troisième centre mondial de réexportation après le déclenchement de la guerre Iran-Irak (1980-1988) et un refuge pour les capitaux qui fuient le Liban durant la guerre civile (1975-1991), l’Afghanistan à partir de 1979, puis l’Asie centrale ex-soviétique après 1991. Les capitaux tirés du pétrole du Golfe sont rejoints par ceux des nouveaux riches nés de la mondialisation économique, de la chute de l’URSS, du basculement de la Chine dans l’économie de marché et de la conversion du sous-continent indien au libéralisme économique, en quête d’abris discrets et de blanchiment.
La ville, cantonnée jusqu’au début des années 1990 aux rives de la Crique, s’étend le long du rivage, jusqu’au nouveau port du Djebel Ali et sa gigantesque zone franche. Avec l’aéroport international, celui-ci est l’instrument du succès commercial de Dubaï à l’échelle planétaire. L’expérience sert à la promotion des compétences acquises en matière de ports internationaux : la société Dubai Ports World obtient les contrats de rénovation et de gestion de nombreux ports sur tous les continents, au nez et à la barbe des grands opérateurs internationaux.
La course en tête : une affaire d’image
Dubaï se lance alors dans une nouvelle étape de sa croissance : il ne s’agit plus de répondre à des besoins, mais d’en créer. Pour les classes moyennes et riches des pays émergents, Dubaï invente ainsi une vocation touristique, soutenue par un marché immobilier de bureaux et de villégiature comme sur les Palm Islands ou l’archipel artificiel The World. La promotion ininterrompue de festivals, de tournois sportifs ou encore de foires internationales fait de Dubaï une « ville-événement », attirant les stars mondiales, de Hollywood à Bollywood, censées drainer la foule des vacanciers et des hommes d’affaires. Le succès est au rendez-vous et architectes et urbanistes de premier plan rivalisent pour faire de chaque édifice un landmark.
Les promoteurs de Dubaï (Emaar, Dubai Properties, Nakheel, Diyar, etc.) sont appelés à dupliquer leurs réalisations dans l’ensemble du Maghreb et du Moyen-Orient puis bien au-delà, le modèle de « développement » qu’elles sous-tendent faisant des émules et bientôt des concurrents. Le boom touristique est géré de façon organisée et planifiée, entre duty free et malls commerciaux spectaculaires et attractifs grâce à l’absence de taxes, alimentés par la flotte de la compagnie aérienne Emirates, dont les performances sont associées à la réussite de l’émirat.
Mais ce succès est vulnérable aux revers de fortunes économiques ou politiques des déposants et des investisseurs. Des bulles spéculatives éclatent lors des crises affectant l’économie mondiale : crise russe au début des années 1990, crise asiatique en 1998 et, surtout, crise des subprimes en 2008. Cette dernière a contraint Dubaï à demander l’aide de sa voisine Abu Dhabi pour éviter la banqueroute. L’émir Cheikh Mohamed, qui tenait la dragée haute à son homologue d’Abu Dhabi, a subi une terrible humiliation en étant sommé de débaptiser sa dernière réalisation, l’orgueilleuse plus haute tour du monde, de Burj Dubaï en Burj Khalifa, du nom de la famille régnant à Abu Dhabi, quelques jours avant son inauguration.
Nouveaux défis, nouvelles menaces
Depuis lors, Dubaï cherche à enrichir son offre en montant en gamme. C’est ainsi que naissent les zones franches spécialisées, censées accueillir des pôles de créativité et de haute technologie, telles que l’Internet City, la Media City, l’Humanitarian City, etc. Mais ces zones franches n’ont pas apporté le saut qualitatif attendu. Dubaï n’offre en effet pas tous les ingrédients nécessaires à l’épanouissement de la créativité requise par la nouvelle économie mondialisée fondée sur l’information et la communication. Elle est une exception de permissivité très contrôlée dans un environnement crispé, voire hostile.
Dubaï se cantonne dans les superlatifs, comme la fameuse Burj Khalifa, et dans l’incantation et l’autocélébration, comme celle de la « Société du bonheur ». Mais ces initiatives ne suffisent pas à masquer l’essoufflement du moteur de la dynamique. Privée de relais de croissance et d’innovation au sein même d’une société artificielle et clivée, dépendante de facteurs extérieurs incertains et volatiles, subissant une concurrence accrue des émules de son modèle, elle subit les conséquences de la concentration du pouvoir décisionnaire dans un petit nombre de personnalités issues du sérail familial et tribal.
Ainsi la croissance urbaine, gérée de façon technocratique et longtemps présentée comme un modèle, révèle des déficiences de plus en plus préoccupantes, de l’approvisionnement en eau à la gestion des déchets, de la pollution atmosphérique et de la congestion automobile à l’épuisement des réserves de sable de construction. En filigrane se posent la question de la spéculation immobilière et foncière ainsi que celle de l’intégration de Dubaï dans une conurbation de fait avec les cités voisines de Sharjah et d’Ajman, tandis que le duopole fonctionnel en cours de formation avec Abu Dhabi nécessiterait des mesures de développement concerté.
L’abandon des projets de Palm Islands et de l’archipel The World, dont les sables se dissolvent dans la mer, le retard dans le développement des opérations du nouvel aéroport Cheikh Maktoum reporté à 2027, témoignent d’une situation financière précaire, que la tenue de l’Exposition universelle prévue en 2020 ne suffira pas à résorber, dans un contexte régional de plus en plus tendu.
La revanche d’Abu Dhabi
Abu Dhabi a pris l’ascendant sur Dubaï. La Fédération des Émirats arabes unis est dirigée de façon de plus en plus centralisée, à partir de la capitale qui s’est dotée d’équipements et de fonctions hier réservés à Dubaï. Celle-ci n’est plus consultée sur les grandes options géostratégiques, qui vont à l’encontre de ses intérêts et de ses inclinations, comme l’attitude à adopter vis-à-vis de l’Iran, de l’Arabie saoudite ou du Qatar. Ce changement va même plus loin, puisque la politique de la Fédération au Yémen, aux côtés de l’Arabie saoudite, a pour objectif d’assurer à Abu Dhabi un débouché maritime sur l’océan Indien et donc de marginaliser le port en eau profonde de Djebel Ali, handicapé par le détroit d’Ormuz.
Dubaï ne connaîtra certes pas le sort de ces villes mortes retournées au sable du désert : elle conservera sans doute un rôle et une attractivité par ses capacités humaines et son ouverture sur le monde, libre des contraintes psychosociologiques et religieuses des sociétés environnantes ; mais cette activité sera désormais soumise à contrôle dans l’intérêt bien compris de centres dotés de capacités militaires, de moyens financiers et de soutiens extérieurs qui la dépassent.