Une fête est le temps consacré à une cérémonie civile ou religieuse ou aux réjouissances associées. La célébration d’une fête désigne la cérémonie elle-même, dont sa composition et son organisation. La dichotomie entre civil et religieux ne s’établit pas toujours de manière évidente. Il est bien rare que la dimension religieuse ne s’invite pas dans une fête civile et d’évidents aspects civils apparaissent dans les fêtes religieuses.
Pourquoi des fêtes et des célébrations ?
Les fêtes et leur célébration dans l’espace public peuvent être des fêtes privées : c’est le paradoxe de certains univers urbains du Maghreb et du Moyen-Orient où les affaires domestiques prennent aussi place dans l’espace public. Toutes les fêtes cependant n’ont pas lieu dans la rue : cette pratique reste un marqueur social fort. Quand on en a les moyens, le mariage se déroule dans un grand hôtel, les funérailles dans une grande mosquée. Pour les autres, noces et funérailles, en particulier au Caire, dense métropole, se déroulent dehors en privatisant pour quelques heures l’exiguïté de l’espace semi-domestique du quartier populaire. Dans les campagnes, la procession a lieu dans les rues et la célébration souvent dans la cour [hoch] de la maison. La publicisation de l’événement par la procession est moins nécessaire et moins fréquente en ville. Cette occupation, même intermittente mais fréquente de la ville, n’est pas sans conséquence sur les usages sociaux des espaces urbains : à qui appartient la ville ? Les fêtes et célébrations, plus que tout autre événement urbain, rappellent que la ville est faite de structures permanentes tout autant que temporaires, qui façonnent l’espace et le temps des territoires urbains. La fête, elle-même, est peut-être affaire plus sérieuse qu’il n’y paraît. Définie comme un « ensemble de réjouissances collectives destinées à commémorer périodiquement un événement » (Dictionnaire général des sciences humaines, 1975), elle se distingue du divertissement, qu’on le prenne dans son acception pascalienne d’occupation qui détourne l’homme des problèmes propres de sa condition ou son acception simple de divertir et d’occuper agréablement le temps. Les situations urbaines rituelles (fêtes, rassemblements politiques, etc.) sont des moments d’une « performance » à la fois urbaine et politique, liant citadinité et citoyenneté, ce que Michel Agier (2015) appelle « l’agir urbain ». Outre les fêtes de mariage et de fiançailles, qui peuvent tenir d’une certaine démesure mais sous contrôle spatial étroit, nous évoquerons les fêtes du printemps, les anniversaires de saints et les fêtes proprement religieuses.
Fêtes du printemps
La célébration du retour du printemps n’est pas une originalité de la région, mais se retrouve, sous une forme ou une autre, de l’Iran (le célèbre norouz, qui signifie « nouveau jour ») au Maroc, souvent associée à des préparations culinaires spécifiques et par ailleurs à la fréquentation des jardins, dans le monde rural comme urbain. En Égypte, chem al-nesīm est, toujours massivement, célébré le lundi de la Pâque copte, par une foule de pique-niqueurs en famille, provenant essentiellement des quartiers populaires, qui sature l’espace de tous les jardins publics urbains (Battesti, 2006). Même si s’alimenter ce jour de fesīkh [poisson fermenté] ou d’œufs durs (parfois colorés) pourrait laisser croire à une célébration chrétienne, la fête n’est pas considérée comme religieuse : on vient « humer la brise » (avant l’arrivée des grandes chaleurs) et goûter à l’esthétique festive populaire, dont le marqueur le plus saillant, malgré l’évident caractère évanescent de ces ambiances, est la saturation.
Anniversaires de saints
Cette esthétique de la saturation s’exprime différemment, mais tout aussi pleinement, dans les célébrations de saints, chrétiens ou musulmans. Les mawalīd, ces fêtes patronales, créent des moments intenses de la vie urbaine, parfois cathartiques ou tout au moins libératoires, dans un espace-temps extraordinaire. L’un des plus célèbres par sa démesure est le mawlīd de Sayyida Zeynab au Caire, dans le quartier du même nom. Chaque quartier ou territoire des quartiers anciens célèbre l’anniversaire de son saint : fête ubiquiste, elle est aussi autre chose, une voie d’accès à une réalité autre que matérielle, à un monde invisible. Et « lorsque la fête en l’honneur du saint est passée, son aura demeure » (Madoeuf, 2005). C’est tout le quartier, esthétisé, qui est transformé par la célébration : par l’impressionnante foule des hommes et des femmes, des urbains mais également des provinciaux montés à la ville, les pèlerins et les badauds, de jour comme de nuit, souvent durant une semaine entière, sur diverses scènes, des jeux aux transes extatiques. Formes des bâtiments redessinées, stylisées par le jeu des guirlandes d’ampoules colorées, mosquée parée et étincelante « comme une mariée » [‘arûsa], tissus aux vifs imprimés, pyramides de confiseries, étals de jouets et de colifichets, stands de tir, spectacles et récitations, etc. (Madoeuf, 2005). L’espace sonore lui aussi est saturé : musiques et chants, récitations, louanges, appels, cris, plaintes, pétards, crécelles et paroles amplifiées, profanes ou non. La ville, là encore, devient le spectacle : on s’étourdit et on se perd dans ces célébrations urbaines. Leur importance vaut également pour leur rôle de centralité : à Sayyida Zeynab, les ruraux viennent en masse célébrer la sainte et profitent du cadre, à la fois sacré et neutre (hors du cadre villageois), pour conclure des affaires, discuter du mariage des enfants, procéder à diverses transactions, etc. Une délocalisation qui témoigne néanmoins des liens forts de la capitale avec ses provinces, plus ou moins lointaines.
Fêtes religieuses
La région abrite les trois religions monothéistes (et leurs avatars), toutes friandes de fêtes et de célébrations inscrites aux calendriers. La plupart de ces fêtes religieuses sont célébrées avec faste en ville : les périodes de jeûne comme le ramadan, al-’aīd al-saghīr [ou al-’aīd al-fitr, la fête de la rupture du jeûne], al-’aīd al-kabīr [ou al-’aīd al-adha, la fête du sacrifice], mawlīd al-nabī [anniversaire du prophète], Noël, les Pâques chrétiennes et la Pâque juive, kippour, etc. La période du mois de ramadan elle-même – sans être une fête à proprement parler – transforme la vie, urbaine en particulier, pendant un mois de l’année. Au Yémen ou en Égypte, les habitants le formulent fréquemment ainsi : « La nuit et le jour sont inversés ». Les boutiques ouvrent la nuit, les marchés changent d’horaires, la plupart des cafés et des restaurants sont fermés le jour, mais souvent la ville est illuminée la nuit, etc. Notons que ces fêtes peuvent parfois s’autonomiser en quelque sorte de leur référent religieux. En Égypte, Noël est fêté par la minorité chrétienne (minorité nombreuse : une demi-douzaine de millions de Coptes environ), mais la forme d’un Noël mondialisé dépasse largement la pratique religieuse : les pères Noël publicitaires en désamorcent le caractère religieux.
L’ambiance singulière (lumineuse, sonore, olfactive, la coprésence des corps) qui règne en ville durant les fêtes en fait des moments d’exception. Ce désordre apparent est sans doute, cependant, constitutif de l’ordre urbain.